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Pouvoir, religion, démocratie

Une série sur la droite chrétienne évangélique

On peut maintenant accéder à l’ensemble de la série Les évangéliques à la conquête du monde (Arte). Production captivante de la part des mains savantes des excellents Thomas Johnson et Philippe Gonzalez qui trace en trois épisodes les contours d’un monde évangélique fracturé, et du phénomène de globalisation de ses expressions conservatrices et conquérantes.

Cette série bénéficie déjà d’un bon écho. Je ne vais donc pas en faire la présentation ici. Pour celui ou celle qui veut s’en faire une idée je peux renvoyer contribution suivante :

  • une émission du magazine Hautes Fréquences, de la RTS, avec notamment un interview du pasteur évangélique Philippe Henchoz.
  • une émission chez Radio R (un diffuseur évangélique), avec un interview de Philippe Gonzalez.
  • un billet de blog de Vincent Miéville, pasteur évangélique et président de la commission synodale de l’Union des Eglises Evangéliques Libres de France.
  • un billet de blog de Philippe Golaz, pasteur réformé à Meyrin dans le canton de Genève – engagé dans une forte dynamique oecuménique au niveau de sa paroisse.
  • un interview de Philippe Gonzalez dans le journal Réformés, assuré par Camilles Andrès.

Je suis curieux aussi de voir les réactions côté germanophone ! J’ai déjà pu voir quelques débats et précisions intéressantes sur certains murs Facebook.

Pour celles et ceux qui connaissent les travaux de Philippe Gonzalez sur les développements de l’évangélisme, on ne sera pas surpris de la lumière jetée sur le monde évangélique par ce documentaire. J’évoquais déjà ces éléments dans un billet sur l’ouvrage de 2014, Que ton règne vienne ! (Genève, Labor et Fides). Je recommande d’ailleurs la lecture de ses articles sur l’influence de mouvements de la droite chrétienne évangélique dans le cadre des votations sur les minarets en Suisse, ainsi que sur la croisade morale engagée contre la changement de loi sur le mariage.

Ce documentaire me donne à penser un bout plus loin.

Echec démocratique

À aucune moment le documentaire ne met en scène un temps d’échange, de débat, de discussion, de contradiction argumentée, entre les représentants des différents groupes chrétiens présentés à l’écran. Soit l’on a affaire à des interviews individuels, soit à des rassemblement de masse d’un groupe ou d’une autre – souvent lors d’une célébration, une marche publique, un discours. Les seuls moments où l’on voit les groupes se rencontrer, c’est au moment où ceux-ci se hurlent dessus et s’invectivent dans la place publique : se battent.

Les interviews mettent en évidence la force de conviction des uns et des autres. Les plans sur les foules et sur les confrontations rendent palpables la puissance de ces mouvements – et dans les pires situations, leur énorme potentiel de violence. Le documentaire me semble mettre en scène un échec : l’échec d’un vécu démocratique du pluralisme civil et religieux. Un échec qui traverse tant les organisations religieuses dans leur dynamique propre que l’organisation politique de la société civile.

D’autres histoires

Face à cet échec, il me semble important de souligner qu’il y a aussi d’autres expériences qui existent. Je pense ici notamment à ce que j’ai pu expérimenter lors de la 11e assemblée générale du Conseil Oecuménique des Eglises à Karlsruhe (2022). Il y a des lieux où l’engagement pour la foi, pour le règne de Dieu annoncé en Jésus-Christ, se mêle à des formes politiques démocratiques, inclusives et pluraliste – et dans le cas du COE, ouvert sur l’ensemble de la société civile et sur la collaboration interreligieuse.

Le fait est que l’existence de ce genre de lieu est précaire. Elle est notamment fragilisée par une forme de moralisation de la vie politique, où le refus de l’ambiguïté tue d’office le fonctionnement de l’arène démocratique. Une politique pluraliste est toujours exposée au risque de la compromission. En même temps, c’est bien à ce risque qu’il s’agit de s’exposer, ainsi qu’aux règles qui balisent ce jeu.

Par ailleurs : sur ce point, je ne pense pas que l’espace politique ecclésial-religieux se différencie beaucoup de l’espace politique civil – les deux nécessitent une pratique de la tolérance convictionnelle, qui mène à développer l’argumentation au niveau d’une rationnalité qui s’éprouve dans le partage.

Question réformée

Dans son billet de blog, le pasteur Philippe Golaz interroge le milieu réformé sur sa propre relation au pouvoir politique – et je le rejoins sur cette question. Parce que la question de la relation au pouvoir politique est une thématique compliquée que la tradition réformée partage entièrement avec les traditions évangéliques – en entretenant d’ailleurs du point de vue historique une plus grande proximité avec les tendances hégémoniques des milieux puritains qu’avec les milieux baptistes ayant initié une séparation de l’Eglise et de l’Etat.

Appartenance ecclésiale, appartenance citoyenne

La citoyenneté et l’appareil étatique a été pensé en milieu réformé Suisse sous l’horizon d’une domination culturelle protestante – le protestantisme réformé Suisse diffère en cela du protestantisme réformé français, qui a développé un autre type de rapport à la sphère politique, à l’appui d’une identité de minorité et d’identités régionales très fortes. Pensons au fait que le magistrat public a une dignité théologique et une fonction ecclésiale dans la grande majorité des cantons réformés de Suisse (excepté Genève). Cette situation change avec l’adoption progressive de la liberté de religion et de la séparation de l’Eglise et de l’Etat, et se confirme avec les nouvelles constitutions cantonales adoptées entre les années 1990 et 2000.

Il s’agissait cependant de penser une citoyenneté différenciée : le-la chrétien-ne réformé-e est d’abord citoyen de la cité de Dieu, celle qui n’est pas de ce monde, qui est encore à venir (Lettre aux hébreux 13,14)1. En même temps, c’est au nom de cette identité qu’ielle s’engage pleinement dans la cité de ce monde, selon les lois qu’elle se donné elle-même. « Cherchez à rendre prospère la ville où le seigneur vous a fait exiler » (Jérémie 29,7).

Cette idée ne s’efface pas avec la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Comme l’illustre un texte de Karl Barth : le chrétien, la chrétienne s’engage en tant que citoyen-ne au nom de la liberté qu’ielle a reçue par son appartenance à Christ. Et c’est au nom même de cette identité qu’ielle ne souhaite pas que les règles de la cité soit les règles de l’Eglise – le citoyen chrétien, la citoyenne chrétienne soutient l’Etat de droit libéral et laïc au nom du règne du Dieu qu’il confesse2. Même plus : l’Eglise doit, dans son propre fonctionnement, être un exemple de ce que devrait être le fonctionnement de la cité – ce qui se manifeste notamment dans le parallélisme direct entre les structures politiques de la Suisse et le système presbytéro-synodal des églises réformées Suisses.

Redire la citoyenneté

Le texte de Barth pensait la séparation de l’Eglise et de l’Etat – leur liberté mutuelle, leur ordre différencié, mais également leur orientation mutuelle, l’un par rapport à l’autre (Zuordnung). Il ne pensait pas l’orientation mutuelle des communautés religieuses et de l’Etat en fonction du bien commun – un bien dont l’Etat ne possède pas la définition, ni aucun groupe particulier. Il a commencé à penser la société civile, mais elle n’était pas encore entièrement présente – cette société civile qui se distingue encore de l’Etat, qui ne se recouvre pas entièrement avec l’Eglise, mais à laquelle l’Eglise prend part – en tant qu’organisation religieuse, mais aussi par l’entremise de la citoyenneté des chrétiens et chrétiennes, avec toustes les autres.

La série « Les évangéliques à la conquête du monde » signale un échec des mécanismes démocratiques qui garantissent à la société civile sa pluralité, qui garantit que l’Etat de droit s’organise en fonction de la vie concrète des personnes et non en fonction d’une idéologie particulière. Le problème manifesté ici à l’examen de la droite chrétienne n’est pas un problème confessionnel : il nous concerne tous et toutes, c’est un échec commun3. C’est peut être à cet horizon qu’il s’agit de repenser – en tout cas pour les chrétiens et chrétiennes – leur manière de coopérer à la société civile.

Imaginaire

Cela commence peut être par le fait de résister à toute forme d’appropriation de la démocratie – que je veux ici faire jouer selon l’image de la table. La table démocratique ne sera jamais notre table – elle n’est jamais la table des citoyens et citoyenne. Ce n’est pas une table que nous possédons – ni par les lois que nous promulguons, ni par les documents qui attestent de notre état civil, ni par aucun critère ethnique, de genre, de culture, etc.. Mais c’est une table qui nous accueille. Nous ne possédons pas la table, mais nous sommes responsables de ce que nous y faisons.

Comme chrétien, la table à laquelle je suis accueilli est celle du corps du Christ, table qui s’offre à nous, à nos blasphèmes, à nos injures, à notre haine et notre force destructrice. En nous accueillant, il l’expose à la destruction. Et ce sera notre jugement – pas la fin de l’histoire, ni du règne de Dieu, mais notre jugement. Et l’espérance : il restera encore quelqu’un pour distribuer la nourriture, quand tous les autres auront planté leurs services dans la gorge de leurs voisins – celles et ceux qui sont accueillis à cette même table.

La table de la démocratie n’est pas la table du Christ. Mais je n’ai pas à me comportement autrement à l’une, comme à l’autre. Peut-être que comme chrétien, chrétienne, mon identité va marquer une certaine différence – peut-être. Mais je n’ai pas à me comporter autrement. Et sans doute que cela veut notamment dire, que mes idées, mes valeurs, ma culture, etc. n’ont pas à dicter qui a le droit ou non de s’assoir à la table : parce que ce n’est pas ma table. Elles n’ont pas non plus à dicter comment les autres doivent se comporter à cette table : c’est à discerner, et cela vient d’ailleurs.

Par contre il a bien un enjeu sur comment je vais me comporter à cette table : et pour cela, je dois me mettre à l’écoute de ce que dit le maître de la table à laquelle je me sais invité, et accueilli – malgré le fait que je n’ai réellement rien fait pour y être accueilli.

Est-ce que c’est compatible avec un éthos démocratique ? Est-ce que c’est compatible avec la foi en la démocratie ? Savons-nous vraiment ce que nous faisons à table ?

« Venez, car tout est prêt »


Cette création est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Paternité 4.0 International.

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  1. Mon collègue Frank Mathwig me rappelle régulièrement que pour Calvin, cela se concrétise dans l’affirmation que l’Eglise est toujours en pèlerinage sur terre – une idée dont Calvin n’a lui-même pas entièrement tirée les conséquences et dont les Eglises réformées de Suisse n’ont pas encore pleinement pris la mesure. Il faudrait par contre que je retrouve la référence de cette idée chez Calvin[]
  2. Je fais référence ici au texte Christengemeinde und Bürgergemeinde, paru en 1946[]
  3. Il serait à voir si ce n’est pas un échec qui dépend de l’autosatisfaction de sociétés qui, en s’opposant aux totalitarismes, pensaient avoir garantit la légitimité de leurs propres manières de jouer le jeu de la violence politique[]

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