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Approche théologienne de la gouvernance

La gouvernance est un thème brûlant dans les Eglises réformées de Suisse Romande.

La gouvernance

Dans le texte biblique, la gouvernance (ou direction) est identifiée comme un charisme parmi d’autres. Il s’agit de l’aptitude à diriger l’Eglise dans l’exercice de sa mission.

C’est ainsi que, dans l’Église, Dieu a établi premièrement des apôtres, deuxièmement des prophètes et troisièmement des enseignants ; ensuite, il y a ceux qui accomplissent des miracles, puis ceux qui peuvent guérir les malades, les personnes qui ont le don d’aider ou de diriger (κυβερνήσις) les autres, ou encore de parler en des langues inconnues.

Première Epître aux Corinthiens, chapitre 12, verset 28 (Nouvelle Français Courant)

Au fil de son histoire, la théologie chrétienne a également développé ce que l’on peut appeler une « science de la gouvernance » ou de la « direction d’Eglise ». Sur la base de 1 Co 12,28, la théologie pratique allemande parle de cybernétique (Kybernetik). Cette discipline est pour le moins méconnue en théologie protestante francophone.

En modernité, l’exercice de la gouvernance en Eglise est couplé à la capacité de rendre compte de manière réflexive de ses enjeux, des outils qu’elle utilise, de la réalité dans laquelle elle intervient, de son rapport à Dieu et à la foi. Pour le théologien réformé Friedrich Schleiermacher, la théologie est directement liée à l’art de la direction d’Eglise.

La théologie n’est pas l’affaire de tous ceux qui appartiennent à une Eglise donnée, mais seulement de ceux qui participent à la direction de l’Eglise.

Schleiermacher, Le Statut de la théologie, § 3 (Genève/Paris, 1994 [1810/1830])

Cette définition a été fondamentale pour l’auto-compréhension de la théologie protestante moderne. Pour les Eglises protestantes depuis la création des états modernes au 19e siècle, la théologie et les compétences qu’elle développe est censée fournir cette science de la gouvernance. En tant que science entraînée à un niveau académique, c’est là sa fonction première pour l’Eglise.

Des niveaux distincts

On peut distinguer quatre niveaux de la gouvernance, qui répondent les uns des autres.

Le niveau opérationnel. Il s’agit des situations concrètes où la gouvernance est exercée et vécue, celle-ci pouvant se déployer à différentes échelles (service, paroisse, région, canton, etc.)

Le niveau stratégique. Il s’agit des éléments qui donnent aux personnes responsables de la direction leur autorité et leurs compétences spécifiques. Ce sont les coordonnées données par les règlements, les textes fondateurs, les axes stratégiques, etc.

Le niveau réflexif-théorique. Il s’agit de la réflexion scientifique sur l’exercice concret de la direction. Par la description scientifique des situations de gouvernance et leur évaluation critique et constructive, elle tente de lier les niveaux opérationnels et stratégiques. Son discours habite une posture théologienne et est informé par les sciences humaines.

Ce niveau peut encore être différencié en trois autres niveaux : (a) la réflexion sur les fondements axiologiques de la gouvernance d’Eglise – les axes principaux et les valeurs qui fondent son action ; (b) la reprise synthétique et critique des programmes de développement proposés par la direction d’Eglise en lien avec son mandat ; (c) le développement d’une doctrine qui présente les règles d’action qui s’appliquent dans l’exercice de la gouvernance.

Le niveau didactique. Il s’agit de la formation des personnes responsables de la gouvernance à l’exercice de leur fonction. Y sont développées les compétences nécessaires à la gouvernance de l’Eglise, pour que celle-ci puisse remplir son mandat spécifique.

Les paramètres de la gouvernance

Différentes éléments doivent être pris en compte dans la situation actuelle. J’en souligne ici quatre : la gestion du pouvoir ; la disposition conciliaire ; l’habitation de la crise ; la formulation d’une théorie de l’Eglise.

La gouvernance est une affaire de pouvoir (Macht).

Ce pouvoir se concrétiser dans le fait de mener les affaires courantes, de déterminer l’orientation de l’activité de l’Eglise, de produire des axes de développement, etc.

Trois choses peuvent être mentionnées à ce sujet : (a) L’exercice du pouvoir est soumis au paradigme du service (Mt 10,44) ; (b) la répartition du pouvoir est fondamentalement asymétrique : tout pouvoir appartient en définitive au Saint-Esprit ; (c) la relation entre culture et Eglise est un enjeu de dispute politique au sein de l’église.

La gouvernance s’exécute de manière conciliaire.

L’Eglise est composée d’une diversité de membres, ayant chacun des compétences différentes. Cette diversité se réfléchit dans la diversité des individus, mais aussi dans la diversité des formes d’Eglise (paroisse, fresh expression, aumôneries, etc.).

La gouvernance s’exerce par le fait de faire travailler ensemble cette diversité, dans une égalité de considération des personnes à l’égard du fondement de l’église et de sa tâche (Dieu). L’affirmation du sacerdoce universel situe les différences d’autorité à un niveau fonctionnel et non à un niveau ontologique. La relation entre les membres de l’Eglise est symétrique, parce que tous les membres sont dans une même relation asymétrique à Dieu.

La gouvernance fait face à une situation de crise.

L’apparition d’une science de la gouvernance pour l’Eglise en modernité est lié à la perception que celle-ci se trouve dans une situation de crise. Cette crise est d’une part liée aux changements civilisationnels et culturels, à la baisse des membres, à la réduction des moyens financiers et aux changements des moyens de communication. Ces changements forcent à des prises de décision qui suscitent des conflits politiques au sein de l’Eglise.

Mais elle est également liée à la compréhension de la constitution de l’Eglise en tant que telle. L’Eglise est dotée d’un mandat précis par Dieu, qui l’engage à des buts précis. Mais elle ne peut pas déterminer par elle-même le moment où elle atteint ou non ces buts. Son pouvoir et son autorité reposent uniquement sur Dieu et sur la coopération qu’elle engage avec lui dans le Saint-Esprit.

Ce double horizon est significatif de la tension qui doit être assumée par la gouvernance en Eglise. La gouvernance se fait au-travers d’un processus de prise de décision impliquant la pluralité des acteurs d’Eglise, laissant ouvert un espace dans la détermination définitive des buts (lieu du débat politique), le tout se faisant sous l’horizon de la direction salvatrice de Dieu. Le processus humain de la gouvernance est appelé à être une coopération à la gouvernance de Dieu, au sein d’une « réciprocité théonome » (Rudofl Bohren).

La gouvernance dépend d’une théorie de l’Eglise

À ces différentes niveaux, la gouvernance repose sur une certaine compréhension de ce qu’est l’Eglise comme sujet d’action particulier.

Actuellement on comprendra l’Eglise comme un espace où trois formes sociologiques rentrent en tension. Elle et (a) Institution ; (b) Mouvement ; (c) Organisation.

En tant qu’institution, l’Eglise est liée par son fondement dans la communication de l’Evangile (prédication). En tant que mouvement, l’Eglise se met à la suite du mouvement charismatique initié par Jésus (discipulat). En tant qu’organisation, elle dépend d’un exercice ordonné et professionnalisé qui lui permet de réaliser son mandat dans la situation contemporaine (management).

La gouvernance doit maintenir l’espace qui permet la cohabitation des ces trois formes sociologique distinctes. Ces trois formes font partie de ce qu’est l’Eglise. Sa marche spécifique trouve son rythme dans l’équilibre de ces formes.

Perspectives

Gouvernance et spiritualité

La forme spécifique de la gouvernance en Eglise est liée à la relation symétrique ouverte par la relation asymétrique à Dieu. La gouvernance en Eglise est en définitive la coopération consentie de chacun·e et de tous·tes à l’activité de l’Esprit-Saint. Dieu dirige et l’être-humain coopère à cette direction.

Ceci signifie qu’il faut considérer l’exercice de la gouvernance comme une partie de la « spiritualité » chrétienne. Par sa gouvernance, l’Eglise prend en charge son mandat spécifique, qui est de rendre témoignage à Jésus-Christ, au salut réalisé en lui et à la foi qu’il inaugure.

La santé et le soin des personnes qui participent de la gouvernance, le type de relations engagées par la gouvernance, la responsabilité manifestée par chacune et chacun dans l’exercice de la gouvernance, le témoignage qui est rendu ou non à Jésus-Christ par l’exercice concret de la gouvernance, la relation entre la gouvernance et le culte (dans le quotidien et lors des jours de fête) – tout cela est à prendre en compte au moment où l’on thématise les enjeux de la gouvernance en Eglise.

Gouvernance partagée et Eglise

Depuis quelques temps, certains acteurs d’Eglise développent un intérêt pour la gouvernance partagée. Pour un bout, il y a quelque chose qui est de l’ordre de l’effet de mode, et comme une résurgence des élans utopiques des années 60-70. Mais il y a une série de leçons à en tirer pour la gouvernance en Eglise.

La gouvernance partagée est une évolution au sein des théories managériales. Elle est donc orientée sur le fonctionnement des organisations. On peut retenir quelques aspects clefs :

  • elle cherche à différencier les rôles nécessaire à la vie de l’organisation et les personnes qui vont prendre en charge ces rôles, car de nombreux conflits naissent de la confusion entre les deux ;
  • elle cherche à clarifier les responsabilités (redevabilités) des rôles nécessaires à la réalisation de la raison d’être de l’organisation ;
  • elle mise sur la responsabilisation des personnes dans l’habitation de leur rôle ;
  • elle fait usage de processus décisionnels précis qui visent à une distribution horizontale du pouvoir par la discussion et le jeu

Il y a certaines affinités entre l’ecclésiologie protestante et cette théorie managériale. La symétrie fondamentale des personnes face à Dieu permet une différenciation des rôles au sein de l’Eglise dans l’orientation commune sur un même service. L’orientation de l’organisation en fonction de sa raison d’être invite l’Eglise à constamment penser et expliciter la teneur de son action en rapport à son fondement en Dieu. La responsabilisation des individus et la mise en oeuvre de processus qui valorisent les individus correspondent bien à une ecclésiologie qui valorise les charismes individuels et collectifs.

Une reprise théologienne de la gouvernance partagée est donc encore à faire, tant pour en dégager les limites que pour souligner les chances qu’elle peut offrir à la gouvernance en Eglise. Elle me semblerait d’ailleurs pertinente pour souligner le lien entre gouvernance et « spiritualité », tant la gouvernance partagée a à la fois le soucis de la raison d’être de l’organisation que le soucis des personnes qui travaillent en son sein.

Mes références

Les différents éléments que je présente ici son repris de l’article du théologien Ralph Kunz, « Kybernetik » dans le collectif Praktische Theologie. Eine Theorie- und Problemgeschichte, Leipzig, 2007, pp. 607-684.

Les deux ouvrages suivants sont également utiles :

Ralph Kunz & Thomas Schlag (éds.), Handbuch für Kirchen- und Gemeindeentwicklung, Neukirchen-Vluyn, 2014. Ce livre propose une présentation générale des enjeux contemporains du développement ecclésial, ses perspectives de développements empiriques, son histoire et les éléments doctrinaux qui s’y rapportent

Henry Mottu, Recommencer l’Eglise. Ecclésiologie réformée et philosophie politique, Genève, 2012. Cet ouvrage est un essai stimulant en Français pour une ecclésiologie contemporaine. Son plus réside dans sa prise en compte de la philosophie politique et d’une réflexion sur la thématique de l’autorité. Il reste cependant très à distance de l’échelon opérationnel.


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