Cet article fait écho à une série de publication sur le blog Claire Sixte Gateuille (Dans les pas d’un autre) sur la Communion des Eglises Protestantes d’Europe (CEPE). Etant également engagé de mon côté dans une discussion doctrinale de la CEPE via l’Eglise Evangélique Réformée de Suisse, ces publications me donnent l’occasion d’amorcer une réflexion sur le rôle du différend dans le dialogue oecuménique. Cet article est le premier brouillon d’une telle réflexion.
Le rôle du consensus dans le mouvement oecuménique
La recherche du consensus est une des caractéristiques de la marche du mouvement oecuménique en direction de l’unité visible des Eglises. Le consensus est un outil pour permettre la prise de décision au sein d’une « unité de communion » : il valorise les options minoritaires en refusant de donner tout le poids à la majorité. La méthode du « consensus différencié » proposé par la fédération luthérienne mondiale doit permettre de reconnaître l’unité de la foi par-delà la diversité des langages doctrinaux et des formes liturgiques. Comme le propose Claire Sixt Gateuille « Le consensus consiste à établir ensemble une manière de penser commune« .
Dans le cadre de la Communion des Eglises Protestantes en Europe (CEPE), c’est la compréhension commune de l’Evangile comme message de la justification par la foi sur lequel doit porter le consensus. Le consensus est atteint lorsque l’on a identifié ce qui est « nécessaire et suffisant » pour atteindre cette compréhension commune. La pluralité des compréhensions de l’Evangile est reconnu comme une richesse, à valoriser et à faire fructifier. L’altérité dans la compréhension nous amène constamment à réviser notre propre positions en se remettant à l’écoute de l’Evangile de Jésus-Christ et des témoignages qui y sont rendus.
Aujourd’hui il semble que l’on ait atteint des accords sur la plupart des thèmes doctrinaux au sein de la CEPE. Des divisions persistent cependant sur la manière de vivre la foi – et donc sur des enjeux éthiques. Le consensus devrait prendre ici la forme d’un « couloir » de positions possibles1. Le « couloir » balise espace commun de discernement éthique – il n’y a pas une réponse possible à un dilemme éthique donné, mais une diversité. Cette diversité est légitime tant qu’elle se trouve dans un même « couloir ».
Cette compréhension du consensus joue un rôle fondamental pour la reconnaissance mutuelle des Eglises. Elle encourage la coordination de leurs actions et de leurs formes organiques. Cependant elle me semble marqué par une compréhension de la diversité qui reste dominée par un paradigme d’unité aux traits totalisants. Le problème ici n’est pas l’unité en tant que telle, mais la manière de s’y rapporter et d’y donner forme dans le discours.
Passer du « penser commun » au « penser en commun »
Dans le discours sur le consensus et ses différentes formes, le caractère « commun » est fondé sur une unité antérieure – ici celle de la proclamation de l’Evangile en Jésus-Christ lui-même. La proclamation de l’Evangile joue ici le rôle du « mythe » décrit par Jean-Luc Nancy dans La communauté désoeuvrée (Paris, Christian Bourgois, 1990) : « Le mythe est avant tout une parole pleine, originelle, tantôt révélatrice, tantôt fondatrice de l’être intime d’une communauté » (p.122). Le mythe suppose qu’il peut être reproduit au présent, pour ainsi constamment (re)fonder la communauté.
Il n’est pas du tout certain que la communauté de l’Evangile de Jésus-Christ repose sur un tel fondement, ni qu’elle gagne à aspirer à un tel fondement. Dans une récente interprétation du récit de la Pentecôte, Gaël Giraud indique à l’encontre d’une compréhension « mythante », que le sens de l’Evangile reste fondamentalement indécidable, qu’il ne se laisse pas réduire à un sens immédiat (souverain), mais que ses interprétations ne peuvent que se démultiplier – parce qu’elles sont indissociables d’une advenue à la liberté. D’un côté dans la question de savoir si Jésus est ou non le Christ du Dieu d’Israël, de l’autre dans la question de la signification du mot « Christ » si l’on reconnaît Jésus comme le Christ.
Les Actes sont le récit de la poursuite d’un débat d’interprétation qui court à la fois, ad extra, entre chrétiens et païens (en témoignent Actes 7 et le dialogue de Paul avec les Athéniens) mais aussi, ad intra, au sein même des communautés chrétiennes (en témoignent Actes 15 et le « concile » de Jérusalem), dispute qui se poursuit jusqu’à aujourd’hui, au sein de la communauté des exégètes, mais aussi à l’intime de chaque lecteur et lectrice des Actes.
Gaël Giraud, Composer un monde en commun, 2022, p. 258.
Le caractère commun de cette communauté d’interprétation vient du partage de cette interprétation et non d’une signification originaire qu’il s’agirait de recouvrer, ou sur laquelle il s’agirait de se mettre d’accord. Autrement dit, l’unité n’est pas le fait des êtres humains, mais de l’Esprit. L’Esprit est ici le miracle qu’au-travers d’une altérité irréductible, on se parle, qu’il y ait une écoute mutuelle en précédence de toute langue autorisée. Le miracle, c’est que les interprétations de l’Evangile se partagent et que dans se partage advient un commun qui ne pouvait se laisser anticiper.
De ce point de vue, un consensus ne signifie jamais que l’on a retrouvé une unité du sens, mais que l’on a atteint via l’argumentation un équilibre dans la reconnaissance des compréhensions respectives. L’unité autour de laquelle se fait le consensus est-elle même tributaire d’interprétation différentes. Un consensus authentique se fait sur la base de la reconnaissance qu’un différend, source irréductible de conflits, persiste et demeure. Le différend tient à la posture subjective et pas simplement à des variations ou des spécificités contextuelles. Le différend ne se laisse pas relativiser, alors que des différences peuvent l’être.
Latran IV 2.0.
Plutôt que de chercher une « manière de penser commune », le consensus devrait mener à la découverte d’une « manière de penser en commun » – choses déjà engagée par le fait d’entrer dans une « discussion doctrinale perpétuelle« , comme le souligne Claire Sixte Gateuille. La découverte d’un « penser en commun » indique que l’unité visible ne peut qu’être la conséquence de la grâce de Dieu et non le fait de notre propre ouvrage – l’unité est le don de l’Esprit qui nous précède et que nous découvrons dans le partage. Dans la mesure où les Ecritures Saintes offrent la praxis dans laquelle se partagent les interprétations de l’Evangile2 sur la différence entre Créateur et créature : « Car si grand que soit leur accord, on doit encore noter un plus grand différend entre eux. » Il me semble qu’une telle compréhension du consensus et de ce qu’elle implique d’un point de vue pratique est apte à réaliser l’unité-dans-la-diversité si chère au mouvement oecuménique contemporain – et qui sera peut-être plus proche de l’idée d’une unité-par-la-diversité défendue en son temps par Oscar Cullman (1902-1999)3.
Cette création est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Paternité 4.0 International.
Pour d’autres articles sur le mouvement oecuménique, vous pouvez consulter mes articles sur Karlsruhe 2022 ainsi que les articles sur le blog de Martin Hoegger.
- Cette approche est présentée dans « Before I formed you in the womb… » A Guide to Ethics of Reproductive Medecine from the Council of the Community of Protestant Churches in Europe, Community of Protestant Churches in Europe, 2017, p. 22. L’assemblée de 2018 (Bâle) a adopté ce document et en encourage la diffusion.[↩]
- Cf. Ingolf Dalferth, Wirkendes Wort, 2018, 86-89), c’est dans le fait de s’en tenir à ce partage que l’on peut espérer la manifestation de la foi commune des Eglises de la CEPE.
On peut à ce titre pasticher l’adage formulé lors du Quatrième Concile du Latran (1215)((Denzinger, 806[↩]
- Cf. L’unité par la diversité, Paris, Cerf, 1986[↩]