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Innovation en perspective théologique

Il s’agit de proposer ici les linéaments d’une réflexion doctrinale-théologique sur l’innovation, c’est à dire d’une ressaisie réflexive du phénomène « innovation » à la lumière de la réalité de Dieu. Cet article fait suite à d’autres : une tentative de définition de l’innovation en Eglise, un essai de critériologie et une réflexion sur certains angles-morts de l’innovation.

Innovation

§ 1 | Perspective bio-cosmique

Thèse – L’innovation trouve son ancrage dans la dynamique du vivant : face au danger et à la limite ultime posée par la mort, le vivant évolue et développe des stratégies pour maintenir sa propre existence.

Elle peut être comprise comme une expression plus générale de la dynamique de l’évolution et de la nouveauté qu’elle génère, l’apparition de la vie elle-même dans l’univers pointant en direction du mystère de la créativité[1]. En biologie on parlera plutôt de l’adaptation d’un organisme vivant à son milieu que d’innovation.


§ 2 | Perspective anthropologique

Thèse – Dans le cas de l’être humain, l’innovation prend la forme d’un processus de résolution de problèmes, qui se concrétise dans le développement actif de nouvelles technologies (outils, processus, etc.) et de nouvelles manières d’organiser et de former la vie, que ce soit sur un plan social, écologique, économique ou politique. 

On touche ici à l’expression anthropologique de la dynamique évolutive du vivant. Dans l’innovation, l’adaptation devient action créative consciente, orientée sur le milieu et sur soi-même[2]. Cette compréhension anthropologique de l’innovation peut être rattachée à ce que Jacques Ellul a thématisé sous le titre de la Technique : celle-ci pourrait être comprise comme l’innovation autonomisée, le mouvement de créativité humain détaché de la finalité de l’existence humaine et cosmique[3].


§ 3 | Perspective organisationnelle

Thèse – Selon les conceptions récentes de l’innovation dans les théories de l’organisation et du management, celle-ci se fait sur la base de deux mouvements : (i) l’optimisation de ce qui a fait ses preuves ; (ii) l’exploration de voies inédites. C’est l’innovation considérée du point de vue de l’organisation.

L’innovation est ici considérée du point de vue de l’organisation. La distinction entre optimisation et exploration correspond à la notion d’ambidextrie organisationnelle, qui a été théorisée au sein des sciences de l’organisation pour la première fois par R. B. Duncan  (1976)[4]. Cette approche de l’organisation est explicitement adoptée par le Concept d’innovation de l’Église réformée de Zürich (CIE, p. 33). Cette dynamique peut être rattachée à celle de l’adaptation évoquée en § 1. 


L’innovation selon l’Évangile de Jésus-Christ

§ 4 | La Vie indisponible à l’innovation

Thèse – La vie dont vit tout être vivant est foncièrement indisponible. L’être humain ne peut participer à la vie que parce qu’il l’a reçue et il n’est pas en ses forces de la garder indéfiniment. Sous cet angle, le mouvement de l’innovation se termine d’une manière ou d’une autre avec la mort. L’innovation ne peut mener à plus qu’à de la survie.

Cette phrase vise à situer l’innovation dans l’économie du vivant, placée dans la perspective de Dieu[5]. Le rapport de l’être humain à la vie relève du don et non de la propriété. Autrement dit : l’innovation ne peut mener à la vie éternelle – au mieux elle aide l’être humain à prendre soin de la vie de l’autre, dans sa précarité, au pire elle le mène à accaparer et à accumuler des ressources pour assurer sa propre existence. 


§ 5 | L’amour comme participation à la Vie

Thèse – La forme ultime de participation à la vie – la vie en plénitude – est donnée dans l’Évangile de Jésus-Christ. Il révèle que la participation à la vie est un don gratuit, qui trouve son expression pleine dans le don-de-soi : l’amour.

Il s’agit de la confession de foi chrétienne minimale, exprimée à l’horizon de la vie : « Car Dieu a tellement aimé le monde qu’il a donné son Fils unique, afin que toute personne qui croit en lui ne périsse pas mais qu’elle ait la vie éternelle. » (Jn 3,16 NFC) C’est sur l’arrière-fond de la réalité exprimée par cette confession que l’innovation est appelée à trouver son orientation.  


§ 6 | Le don de la participation à la Vie dans l’Esprit

Thèse – Cette forme ultime de la vie est rendue accessible à tout être dans le don de l’Esprit. Elle n’est réservée à personne en particulier. Tout être vivant – a minima l’être humain – est appelé à vivre selon cette forme.

L’Esprit de vie donné aux êtres vivants lors de la création est le même que l’Esprit Saint répandu lors de la Pentecôte[6]. C’est l’Esprit que Jésus, le Christ, a reçu et qu’il a redonné, pour qu’il soit redonné encore plus loin, jusque à ce que toutes choses arrivent à leur accomplissement[7]. C’est la dynamique à laquelle est appelée à prendre part l’innovation[8].


§ 7 | La finalité de l’innovation à partir de Jésus-Christ

Thèse – Avec la venue de Jésus-Christ, l’innovation n’est pas arrivée à son terme, mais sa finalité se trouve réorientée : sa finalité ne se réduit plus au fait d’assurer la survie des êtres vivants, mais s’ouvre à la dynamique du témoignage rendu à la vie en plénitude.

Il s’agit ici d’une réorientation ou d’un renouvellement du sens de l’être-créature à partir de Jésus-Christ – ce que cela veut dire que de vivre dans le monde, acquiert une nouvelle signification. Dans le renouvellement de la relation à Dieu, la vie dans le monde prend une forme doxologique[9].  L’innovation ne s’épuise plus dans l’existence d’un être vivant luttant pour sa survie, mais prend part à la manifestation de la vie de Dieu dans le monde – « Que tout ce qui respire acclame le Seigneur ! » (Psaumes 150,6) – dans la mesure où elle est orientée par Jésus-Christ (cf. entre autres 2 Co 5,17 ; Ga 6,15)[10]


L’innovation dans l’Église

§ 8 | L’Eglise est le corps de Jésus-Christ

Thèse – L’Église est la communauté qui en s’assemblant forme le corps de Jésus-Christ. La communication de l’Évangile de Jésus-Christ dans le monde est sa raison d’être.

Ce paragraphe rappelle en bref le principe constitutif de l’existence ecclésiale. La « communication de l’Évangile » désigne le mouvement dont participe l’Église, qui forme le cœur de son existence et qu’elle interprète toujours à neuf[11]. L’Évangile de Jésus-Christ est l’annonce qu’en lui la vie du monde participe de la vie de Dieu, qu’en lui la création arrive à son achèvement (Eph 1,10), ce qui est symbolisé habituellement par la notion de « Royaume de Dieu »[12]

§ 9 | L’innovation au service de la communication de l’Evangile

Thèse – Dans la mesure où l’Eglise est lieu de vie, et qu’elle développe une forme sociale (institution, association, mouvement, etc.) et une manière d’être dans le monde avec d’autres vivants (écologie), l’innovation participe de la vie de l’Église.

Dans son existence, la forme sociale de l’Église (association, institution de droit public, réseau, mouvement, etc.) ne possède pas l’Évangile qu’elle communique, mais elle permet une tradition d’écoute, de découverte et de manière de vivre à la suite de l’Évangile de Jésus-Christ qu’elle reçoit toujours à neuf. L’innovation vise dans ce cadre à permettre que la réception et la réponse à l’Évangile puisse avoir lieu, c’est-à-dire à donner une réponse active aux réalités qui entravent la communication de l’Évangile[13].

§ 10 | L’innovation limitée par la communication de l’Evangile

Thèse – Pour la forme sociale de l’Église l’innovation trouve sa limite là où elle ne tient plus compte de la raison d’être de l’Église ou s’en détourne, c’est-à-dire où elle renonce à être orientée à partir de l’Évangile de Jésus-Christ et cesse d’être dans le mouvement de témoignage rendu à la vie en plénitude.

L’innovation est soumise au risque constant d’être instrumentalisée pour une autre fin que le maintien de la communication de l’Évangile – notamment pour diverses formes de capitalisation individuelles, collectives ou institutionnelles-organisationnelles[14]. L’innovation est donc affaire de discernement spirituel, autrement dit : elle est lieu de spiritualité, épreuve de la Vie dans le monde à la lumière de la découverte de sa plénitude en Jésus-Christ. Dans l’Église toute innovation individuelle ou collective prend part à la spiritualité.



Notes

[1] Je considère ici la vie comme bios, du point de vue d’une description à la troisième personne. On distinguera cette perspective des perspectives narratives sur la vie (perspective à la première personne) et de la perspective créative-relationnelle (perspective interpellative à la deuxième personne) qui trouve son expression dans la prière. 

[2] Le philosophe Xavier Pavie parle ici d’innovation-monde fondée dans un étonnement premier face au cosmos. L’innovation est ici orientée vers un idéal. Lui succède l’innovation-conséquence qui se préoccupe des résultats de l’innovation et non plus de l’idéal qui en oriente le cours. Cf. Xavier PAVIE, Philosophie critique de l’innovation et de l’innovateur, Londres, ISTE Éditions, 2020, pp. 18-20. Voir aussi Hans JOAS, La créativité de l’agir, Paris, Cerf, 1999. 

[3] Jacques Ellul, Théologie et Technique. Pour une éthique de la non-puissance, Genève, Labor et Fides, 2014, pp. 129-143.

[4] R. B. DUNCAN, « The ambidextrous organization: designing dual structures for innovation » in R. H. Killman, L. R. Pondy & D. Slevin (éds.), The management of organization, New York, New Holland, 1976, pp. 167-188. Pour une présentation générale de la notion, voir le Nr. 187 de la Revue Française de Gestion, le dossier « Innovation : exploiter ou explorer » dirigé par Caroline MOTHE et Sébastien BRION (2008, pp. 101-194).

[5] Ici j’élargis la perspective sur le vivant en mettant la perspective descriptive en relation avec les perspectives narratives et créatives-relationnelles. 

[6] Pour une pneumatologie ouvrant sur un horizon large, cf. Jürgen MOLTMANN, L’Esprit qui donne la vie. Une pneumatologie intégrale, Paris, Cerf, 1999.

[7] Sur la thématique de l’accomplissement en lien avec l’Esprit, cf. Pierre GISEL, La subversion de l’EspritRéflexion théologique sur l’accomplissement de l’homme, Genève, Labor et Fides, 1993, pp. 194-210.

[8] C’est aussi sur cet arrière-plan (§§ 5-6) que la perception générale et paradoxale de la vie comme « création de Dieu » se déploie. Elle n’est pas un ordre donné, mais une possibilité de Dieu à découvrir toujours à neuf. 

[9] Pour cette dimension doxologique de la vie humaine dans le texte biblique, cf. Simon DÜRR, Paul on the Human Vocation. Reason Language in Romans and Ancient Philosophical Tradition, Berlin/Boston, Walter de Gruyter, 2021 (Open Access). 

[10] Pour une description des enjeux d’une discussion sur la « nouvelle création » au 21e siècle, cf. Günter THOMAS, Neue Schöpfung. Systematisch-theologische Untersuchungen zur Hoffnung auf das “Leben in der zukünftigen Welt”, Neukirchen-Vluyn, Neukirchener Verlag, 2009.

[11] Cf. Christian GRETHLEIN, Kirchentheorie. Kommunikation des Evangeliums im Kontext, Berlin/Boston, Walter de Gruyter, 2018. On se référera aussi au texte fondamental de la Communion d’Églises Protestantes en Europe, L’Église de Jésus-Christ (1994).

[12] « Si le Royaume de Dieu est la finalité (l’horizon) vers laquelle tend l’Église, son but (sa mission) consiste à poser les signes de ce Royaume à venir. » Didier HALTER, L’Église comme projet. Signer le Royaume, Lausanne, OPEC, 2022, p. 53.

[13] L’un des seuls que j’ai vu pour l’instant expliciter directement la relation dialectique entre innovation et tradition est Gérard SIEGWALT, Dogmatique pour la catholicité évangélique. Système mystagogique de la foi chrétienne. I. Les fondements de la foi. 1. La quête des fondements, Paris/Genève, Cerf/Labor & Fides, 1986, pp. 153-156. L’innovation est également évoquée chez HALTER (2022), pp. 92-98, mais en lien avec l’institution. Pour une utilisation de la notion d’innovation dans le cadre des mutations contemporaines du religieux, cf. le dossier « L’innovation religieuse »Laval théologique et philosophique, vol. 72 (3), 2016, pp. 377-463. 

[14] On peut penser ici aux diverses formes d’aliénation suscitées par les formes technologiques et entrepreneuriales d’innovation, liée au développement contemporain du capitalisme. Cf. notamment Harmut ROSA, Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive, Paris, Éditions de la Découverte, 2014 ; Maïté JUAN, Jean-Louis LAVILLE et Joan SUBIRATS (éds.), Du social business à l’économie solidaire. Critique de l’innovation sociale, Toulouse, Éditions érès, 2020.


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1 réflexion sur “Innovation en perspective théologique”

  1. Jacques-Etienne Deppierraz

    Merci cher Elio pour cette prise de hauteur essentielle quand on parle l’innovation.

    L’indispensable indisponibilité de la vie, chère à Hartmut Rosa, me semble capitale face à la tentation de maîtrise, pure illusion, qui s’empare d’une Église désécurisée.

    L’idée d’adaptation peut aussi être questionnée. J’aime bien ce qu’en dit la philosophe Barbara Stiegler (« Il faut s’adapter ; un nouvel impératif politique » Gallimard). En gros, à l’échelle de l’évolution, l’adaptation est un processus naturel et long. Or, dans une société moderne où l’humain se trouve subitement, en un siècle, plongé dans un nouveau monde auquel il ne s’est pas naturellement adapté mais qu’il a créé lui-même et qui l’aliène et le rend inadapté, il y a une nouvelle injonction à l’adaptation rapide. Or celle-ci n’est pas réalisable. Certaines pages de l’Évangile résonnent dès lors non pas comme une invitation à s’adapter, mais comme dénonciation de ce qui aliène l’humain (richesse, gestion du pouvoir, souci du lendemain…). À ce titre, la critique de la technique d’Ellul à laquelle tu fais allusion est importante. Ivan Illich, ami d’Ellul, parle de seuils (« La convivialité ») : lorsqu’on invente une nouvelle technique qui est sensée nous faciliter la vie, il arrive qu’on passe un seuil au-delà duquel ce qui était sensé nous aider nous aliène (on le voit bien avec les énergies carbones, l’omniprésence des écrans etc.).

    Donc l’innovation comme créativité tournée vers l’annonce du Royaume dans le souffle et la liberté de l’Esprit-Saint qui donne la vie, oui ! Mais l’innovation comme fuite en avant pour s’adapter artificiellement à une monde de plus en plus aliénant, façon « le meilleur des mondes » d’Huxley, non merci.

    Dans ce sens, l’Évangile résonne souvent comme résistance au courant.

    Merci Élio de susciter ces réflexions de fond ! Amitié

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