Jésus condamné et notre spiritualité

Qu’est-ce que la condamnation à mort de Jésus fait avec notre spiritualité ? Voilà la question qu’on me proposait de discuter avec l’assemblée et l’exégète François Vouga à l’occasion d’un Café Théologique organisé par le groupe Pertinence au Centre Culturel des Terreaux (26 mars 2024).

Dans ma présentation je me suis concentré sur le moment de la condamnation, lorsque Pilate cède aux appels de la foule, qui exige la crucifixion de Jésus. J’ai voulu montrer ce que ce moment fait avec l’identité personnelle qui prend forme dans la spiritualité chrétienne – les aspects positifs, mais aussi les risques. J’ai en préalable indiqué quelques éléments de ma compréhension de la spiritualité.

Quelques éléments de définition

Qu’est-ce que la spiritualité ?

Lorsque nous parlons de « spiritualité », nous parlons de l’advenue de la personne à elle-même, en relation plus ou moins serrée avec l’expérience de l’ultime et son interprétation.

  • Cette advenue de la personne à elle-même ne se fait pas dans le vide : elle se fait au sein d’un contexte social et institutionnel. Elle est liée à un contexte normatif auquel elle peut se conformer ou au contraire résister.
  • « Ultime » n’équivaut pas tout de suite avec transcendance. Il s’agit d’une catégorie superlative qui désigne la limite de la limite, ou plutôt le point où la limite touche à sa propre limite. On pourrait aussi dire, le point où il n’y a plus d’au-delà.
  • L’intérêt de la notion de « spiritualité » repose en effet sur son ouverture et sa capacité à faire entrer en interaction différentes perspectives, différents imaginaires, etc.

La notion de « spiritualité » désigne un espace d’interprétations conflictuelles plutôt qu’un contenu thématique ou un champ de la réalité. C’est l’espace où se négocie le lien entre l’advenue de la « personne » et la dimension de l’ultime. Le christianisme offre une voix parmi d’autres dans cet espace d’interprétation de la spiritualité.

Que dit le christianisme dans le contexte de la spiritualité ?

En entrant dans l’espace de la « spiritualité », le christianisme offre aux personnes qui s’y trouvent la méditation de l’événement pascal. C’est au-travers de l’exposition aux médiations de l’événement pascal – que je regroupe sous le terme de « Pâques » – que le christianisme comprend ce qui relève pour lui de l’advenue de la personne, en lien avec l’expérience de l’ultime.

L’événement pascal est le nom de l’épreuve où se décide si Jésus de Nazareth est reconnu ou non comme le Christ. De cette épreuve découle une certaine manière de comprendre l’identité humaine (l’identité de toute création) et l’identité de Dieu – il en découle une certaine compréhension de soi, qui implique également une certaine manière de vivre, une praxis.

Les médiations de l’événement pascal (Pâques) le mettent en scène comme une histoire. À l’aide du schéma quinaire1, je la modélise comme l’histoire de la vie selon l’Esprit – que j’ai exposé dans l’article Pâques comme récit.

Modélisation de la vie selon l’Esprit

Dans l’exposition à Pâques, la personne se singularise (se distingue / est rendue irréductible à tout autre) face à l’offre de sa reconnaissance inconditionnelle en Dieu et au caractère universel de cette offre2.

Qu’est-ce qu’une condamnation ?

Condamnation, mot latin condamnatus – préfix cum– (avec) et substantif damnum qui signifie perte, dommage et par extension peine ou châtiment. Être condamné, c’est se voir attribuer une peine à l’issue d’un jugement. Son envers est l’acquittement : la personne a été jugée non-coupable de ce dont on l’accusait. Lorsqu’une condamnation est prononcée, elle affecte irrémédiablement l’identité personnelle – dorénavant, mon identité est entamée par ma culpabilité et la perte qui m’est infligée par le système pénal.

Avec la thématique de la condamnation nous nous trouvons au cœur des dynamiques sociales et de leur régulation. La référence au sacré peut jouer un rôle décisif dans cette dynamique – soit en en surplombant le cours, soit en intervenant en son sein. Cependant, ce lien entre le sacré et la condamnation va être profondément transformé par l’événement pascal, et particulièrement par la condamnation de Jésus.

La condamnation de Jésus se trouve à la jonction de la réponse et de la croix. Elle relève à la fois de la réponse qui est donné à l’appel qui met en mouvement la vie selon l’Esprit et du dénouement, c’est-à-dire du dernier acte du récit pascal.

Comment la condamnation de Jésus affecte-t-elle la spiritualité ?

Le retournement paradoxal de la condamnation. Pâques (i)

Oui, il n’y a maintenant plus aucune condamnation (κατακριμα / damnationis) pour celles et ceux qui sont unis à Jésus Christ [et qui ne marchent plus selon la chair]

Lettre de Paul aux Romains (8,1)

Paul pose cette affirmation dans une perspective théologique : pour celles et ceux qui sont unis à Christ et qui vivent dans l’Esprit-Saint, plus aucune peine ne viendra de Dieu – c’est-à-dire : leur identité ne subira plus aucune perte, aucun dommage de la part de Dieu. Le corollaire en est qu’aucun jugement humain ne peut diminuer l’identité de celles et ceux qui croient en Christ.

Pâques – ce que Paul appelle ailleurs la croix, c’est-à-dire la mort et la résurrection de Jésus-Christ – est la mise en œuvre de cette dépotentialisation des jugements humains. La condamnation qui était censé signer l’anéantissement civil et religieux de Jésus s’est mué en son envers complet : sa glorification comme Fils de Dieu et le partage de son esprit sur l’ensemble de la terre.

Le récit de la condamnation de Jésus offre à ses lecteurs et lectrices l’image d’une identité préservée ou conservée malgré le déchainement total de la violence humaine. La condamnation énoncée par le peuple et mise en œuvre par l’autorité romaine visait l’anéantissement total (religieux et civil) de la personne de Jésus – pour l’empire la mort sur la croix signale l’exclusion de la personne de la sphère civile, pour le peuple d’Israël, cette mort signale l’exclusion du supplicié hors de l’alliance (Ga 3,13).

Les différentes relectures de cet événement dans la perspective pascale impliquent d’une manière ou d’une autre la transformation du sens de cette condamnation : elle est une erreur, le signe d’une opposition à Dieu, l’accomplissement ou l’expression pleine de la mission que Jésus a reçu de son Père 3.

La question que le récit pascal pose à la personne qui le médite est la suivante : va-t-elle faire sienne le chemin de celui dont l’identité est fondée en Dieu et préservée en lui (filiation nouvelle par la Croix) et qui en même temps subit de plein fouet – jusqu’à la tentative d’une annihilation totale – les conséquences du refus de cette identité dans l’ordre social (souffrance) ?

Un changement de regard sur la souffrance. Pâques (ii)

10 Tout ce que je désire, c’est de connaître le Christ et la puissance de sa résurrection, d’avoir part à ses souffrances et d’être rendu semblable à lui dans sa mort. 11 Et j’ai l’espoir que je parviendrai moi aussi à la résurrection d’entre les morts. 12 Je ne prétends pas avoir déjà atteint le but ou avoir déjà été conduit à la perfection. Mais je poursuis ma course pour m’efforcer de le saisir, car j’ai moi-même été saisi par Jésus Christ. 13 Non, frères et sœurs, je ne pense pas l’avoir déjà atteint ; mais je fais une chose : j’oublie ce qui est derrière moi et je m’élance vers ce qui est devant moi. 14 Ainsi, je cours vers le but afin de gagner le prix que Dieu, par Jésus Christ, nous appelle à recevoir d’en-haut.

Lettre de Paul aux Philippiens (3,10-14)

Ce texte présente un type d’appropriation spirituelle de la condamnation de Jésus. Au départ se trouve un être-saisi par Jésus-Christ, qui vient relativiser la compréhension de l’identité qui précède cet événement. Entre le Paul qui vit avant cet être-saisi et le Paul qui vit à la suite de cet être-saisi, on n’a plus affaire à la même personne. Au cœur se trouve la supériorité de la connaissance de Jésus-Christ (v. 8) acquise dans la foi (confiance). L’identité qui succède à l’événement de l’être-saisi a quatre marqueurs :

  1. être dans la puissance de la résurrection de Jésus-Christ,
  2. participer à ses souffrances
  3. se conformer à sa mort
  4. espérer la résurrection d’entre les morts.

Ces quatre éléments signalent une existence dynamique – une existence en chemin, en voie de singularisation pourrait-on dire – qui attend encore d’arriver au terme de son parcours. Suivant le schéma du récit pascal, Paul se comprend lui-même comme étant dans la phase de réponse, là où le Christ t a déjà effectué le passage de la croix à la vie éternelle.

Je ne vais pas ici me concentrer sur ces quatre éléments, mais seulement revenir sur ce qui se rapporte à la communion aux souffrances, ou à la communauté de souffrances. Dans la perspective des croyants en Christ, toute peine est maintenant comprise comme une occasion de manifester leur identité – celle qui est donnée dans la foi. L’ouverture de l’existence nouvelle en Christ ne signifie pas la fin des souffrances, mais leur réinterprétation : s’il y a encore des souffrances – c’est-à-dire des frictions, ruptures, blessures, exil, mise à mort, etc. – à supporter, celles-ci ne peuvent plus avoir le statut d’une condamnation. Ni les actions humaines, ni des événements anonymes (maladie, catastrophe naturelle, crises de tous genre) ne peuvent diminuer l’identité reçue en Christ. Si le corps et l’esprit peuvent souffrir, la personne reste toujours entière devant Dieu.

Lorsque la condamnation de Jésus est relue à la lumière de Pâques comme la condamnation du Fils de Dieu, s’ouvre un rapport subversif aux tribulations de l’existence. Celles-ci sont comprises dans la perspective paulinienne comme une occasion pour confirmer et grandir dans l’identité donnée en Christ – elles ne peuvent à proprement parler plus avoir le statut d’une condamnation.

On le voit d’ailleurs bien à la manière dont Paul gère les rapports entre exclusions et inclusions dans ses communautés. Une personne peut être exclue de la communauté pour son comportement, mais ce sera pour son bien. En parlant d’un cas de « débauche » dans la communauté de Corinthe, Paul dit : « qu’un tel homme soit livré à Satan pour la destruction de la chair, afin que l’esprit soit sauvé au jour du Seigneur Jésus. » (1 Co 5,5 TOB). L’exclusion a pour but la purification, pour renforcer le règne de l’Esprit à l’encontre du règne de la chair. Mais elle ne peut signifier la condamnation de la personne elle-même.

Un monde sans condamnation, un rapport problématique à la souffrance

Le rapport positif aux souffrances qui se construit à partir de l’événement pascal a pu prendre des formes passablement inquiétante dans le christianisme. Par exemple dans le cas de la « spiritualité des martyrs » :

Tout comme le sang est une partie inhérente à la naissance de même, selon la conviction des chrétiens des premiers siècles, avec la mort sanglante vécue dans la suivance du Christ la personne accède sans délai à Dieu, dans la vie éternelle. Cette mort doit donc être supportée avec joie et sans crainte ; celui qui l’accepte dans la foi fait l’expérience de l’aide de Dieu et peut être sûr de la récompense céleste. Sa mort devient ainsi un exemple et un encouragement pour ses frères et sœurs dans leur détresse.

Corinna Dahlgrün, Christliche Spiritualität, 2018, p. 128

La violence extrême des persécutions se mue en voie de salut direct – qui se rapproche d’une pensée sacrificielle, dans la perspective d’un renoncement total à la personne « extérieur »pour la personne « intérieure » (2 Co 4,16), préservé en Christ. Cette perspective trouve d’ailleurs un appui dans la bouche de Jésus : « Vous serez haïs de tous à cause de mon nom. Mais celui qui tiendra jusqu’à la fin, celui-là sera sauvé. » Mc 13,13 TOB et par.).

Cette perspective sur la souffrance a pris une tournure « pédagogique » dans la théologie réformée.

Nous avons donc à reconnaître la grâce et l’amour de notre Père au sein de la plus grande amertume des tribulations, puisque, par cela même, il ne cesse de faire avancer notre salut. Dieu nous afflige non pour nous perdre ou nous ruiner, mais pour nous délivrer de la condamnation de ce monde.

Calvin, Inst. III, 8, § 6 – partie du Traité de la vie chrétienne [Instit., III, 6-9]

La perspective de Calvin sur la vie chrétienne ne doit pas être réduite à ce qu’il dit ici – il y a en effet chez lui aussi une valorisation de la jouissance des bienfaits de la création. Cette perspective pédagogique sur la souffrance a cependant laissé de grande marques dans la tradition réformée – notamment dans ce qu’on appelle une pédagogie noire (qui justifie l’usage de la violence), appuyée sur une théologie de la providence qui justifie par avance toute forme de souffrance.

Remettre la souffrance en perspective

La transformation du sens de la condamnation de Jésus dans la lumière de Pâques fonde une liberté qui permet d’endurer, de s’engager, de supporter. C’est peut-être le versant positif de la place de cette condamnation dans le récit pascal. Mais cette idée a également généré un rapport problématique à la souffrance. Elle tend à produire une justification théologique de la souffrance. Cette tendance demande à être corrigée.

La souffrance n’est en effet pas une fin en soi, mais une conséquence de la résistance du monde au Royaume qui s’annonce en Jésus-Christ. Elle est liée aux frictions, ruptures ou combats qui ont lieu entre ce qui relève de la vie humaine et divine dans l’événement pascal et ce qui refuse cette vie. La souffrance vient de la contradiction persistante à l’encontre de l’identité fondée en Dieu. Il ne s’agit pas de nier l’existence de cette souffrance, ni de nier le fait qu’en elle se manifeste l’identité reçue en Dieu. Mais cela n’autorise pas encore une justification théologique de la souffrance.

Face à Pâques, une « spiritualité » du martyr sanglant, ou de la pédagogie par la souffrance doit être renvoyée à la manière dont Jésus lui-même a vécu – et la justification théologique de la souffrance ne fait, il me semble, pas partie du répertoire proposé par cette vie. « Que ta volonté soit faite, non la mienne » (Mc 13,36 et par.) est un consentement à la volonté de son Père, ce qui n’a rien à voir avec une justification de la souffrance.

Perspectives sur la « spiritualité » à partir de la condamnation de Jésus. Conclusion

Dans la lumière de Pâques, la condamnation de Jésus donne à voir une existence humaine libre à l’égard de toute puissance qui tenterait d’entamer l’identité personnelle qui a sa source en Dieu. Le renversement de la condamnation de Jésus par sa mort et sa résurrection, immunise la personne (« intérieure ») à l’égard de toute pouvoir de détermination humain. Dans la perspective chrétienne, ce nouveau regard sur l’identité personnelle s’offre comme une possibilité pour redire personnellement, voire collectivement, un récit de vie. La condamnation de Jésus permet de dire quelque chose de nos propres tribulations et de la manière dont nous nous situons par rapport à elles.

Cette immunité ne devrait en revanche pas faire perdre de vue la perspective de Jésus sur la vie vécue avec Dieu : dans celle-ci, la souffrance n’est pas une fin en soi, ni un moyen pour une fin. Elle peut être endurée parce qu’elle s’impose, mais n’a pas à être justifiée, ni recherchée.

Ceci nous amène à une perspective autre, que je prendrais peut-être le temps de déployer à une autre occasion. Dans la lumière de Pâques, le récit de la condamnation de Jésus indique la possibilité d’une subversion du rapport de pouvoir qui se construit au-travers de la souffrance.

Ceci a d’abord une portée juridique et sociale : les processus juridiques n’ont pas à être soutenus ou justifiés par une perspective religieuse. À la suite de la condamnation de Jésus, ceux-ci sont libérés du poids du sacré (sécularisés). Un système juridique, et le système pénal en son sein, ne peuvent plus atteindre la personne, car celle-ci est préservée en Dieu. Toute condamnation qui prendrait la forme d’une atteinte à la personne elle-même signifierait de revenir en-deçà du changement réalisé par la condamnation de Jésus et de son effet de sécularisation. Le système pénal et ses acteurs doivent donc constamment être soumis à un examen critique, où l’on traque tout usage abusif de la violence. Plus loin, la critique peut se muer en révolte résolue et non-violente (1 Pierre 2,23) à l’égard de toute instrumentalisation humaine de la souffrance.

Elle implique finalement un changement dans la perception de Dieu, du monde et de soi-même : la transformation du sens de la condamnation de Jésus dans la lumière de Pâques inscrit au cœur de la « spiritualité » une résilience têtue face à l’agressivité des épreuves qui marquent le cours de la vie. Celles-ci ne sont en effet pas des condamnations que Dieu nous enverrait pour une raison ou une autre. Tout comme Jésus s’expose jusqu’à sa mort à la souffrance sans perdre de vue sa mission, de même Dieu s’y expose sans nous perdre de vue nous. Le caractère absurde de la souffrance n’a pas à être tu. Il peut être posé avec une confiance révoltée devant Dieu et devant le monde.

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  1. Paul Larivaille, « L’analyse morpho(logique) du récit », Poétique, vol. 19, 1974, pp. 368-388[]
  2. Ce sont des points qui ont particulièrement été mis en avant par François Vouga. Voir notamment son livre co-écrit avec André Jantet et Henri Hofer, Dieu sans religion, Labor et Fides, 2016[]
  3. Voir notamment François Vouga, La religion crucifiée, Labor et Fides, 2013[]

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