Table des matières
En tentant d’observer l’innovation dans l’EERV et en proposant quelques pistes d’action au Conseil Synodal, j’ai travaillé avec un certain nombre d’angles morts sur lesquels je voulais prendre le temps de m’arrêter.
Finances et politique
La capacité de mise en œuvre de l’innovation dépend des possibilités d’action de l’organisation, donc de la relation entre pouvoir de décision et gestion des ressources.
Dans mon travail sur l’innovation, je ne me suis pas particulièrement arrêté sur la relation entre économie et politique au sein de l’Eglise Evangélique Réformée du canton de Vaud. Or, sur ces deux points, l’EERV témoigne d’une dynamique très instable, voire se trouve dans une certaine impasse. Cela fait maintenant plusieurs années que le jeu synodal a un goût amer – chroniquement grippé – et que la gestion des ressources humaines fait l’objet de crises à répétition.
Une réflexion sur les répartitions des ressources et sur les critères de l’innovation dans la perspective du Conseil Synodal ne devrait pas faire l’impasse d’une réflexion sur le type de répartition du pouvoir au sein de l’EERV.
Asymétrie des flux
D’un point de vue économique, l’écart entre les ressources gérées par le canton et les ressources générées par les paroisses est trop grand.
D’un côté, l’échelon synodal se voit confié un montant d’env. 33 millions en ressources humaines dont il doit assurer la répartition dans les différents lieux d’Église. De l’autre côté, les paroisses récoltent env. 3,5 millions – le gain en termes de travail bénévole, de dons matériels, etc. n’étant pas quantifié (peut-être pas quantifiable) – dont seulement une infime part n’est pas reversée dans la structure EERV ou dans les subventions à la CER / EERS.
Du point de vue de la gestion des flux financiers l’asymétrie est colossale et de nombreuses paroisses se plaignent que la plus grande partie de leur budget est dévolu à la contribution cantonale, accaparant l’énergie pour la récolte de ressources financières qui pourraient être dévolues au développement local.
L’enveloppe est donnée par avance : la vie paroissiale marche, elle, un autre rythme. Les deux ne s’alignent pas. L’argent risque donc de devenir un lieu de lutte de pouvoir important, car l’écart à compenser est énorme.
Formes déficientes de la démocratie
L’EERV est organisée selon la forme d’une entité politique où le pouvoir devrait être réparti dans l’ensemble du corps collectif (idéal démocratique).
Cependant, en adoptant le modèle d’une démocratie représentative, sans outil de démocratie directe (initiative, référendum), l’EERV ajoute à l’asymétrie des flux financiers une centralisation du pouvoir décisionnel qui concentre la lutte pour le pouvoir à un seul endroit et entre les mains d’un cercle fermé.
Le budget commun risque sous ces conditions de devenir le lieu d’une dynamique délétère où va se négocier la compensation de l’asymétrie des flux financiers. La « crise des dotations » illustre bien ce problème.
Aporie politique-économique de l’innovation
Sous ces conditions, l’intégration d’une dynamique d’innovation au sein de l’organisation semble pour le moins compromise, ou précarisée. Toute augmentation de la charge budgétaire sur l’activité paroissiale est à mon avis condamnée à échouer – à moins d’un renoncement complet à la structure politique de l’EERV ou d’une refonte de la structure politique et économique où ces deux ordres trouvent une distribution plus ajustée et équilibrée au sein du corps EERV.
Usés par le mépris
Dans la conception de l’innovation que j’explore dans ce rapport, je prône l’ambidextrie organisationnelle (exploitation/exploration), ou « biodiversité ecclésiale », qui suppose une même dignité de l’activité courante et de l’innovation.
Or cela fait plusieurs années que les acteurices de l’EERV (ministres comme laïcs) sont soumises à une rhétorique du changement, où les formes du ministère traditionnels et de la paroisse subissent un mépris explicite ou perçoivent du mépris dans ce qui leur est présenté de la forme d’Église dans laquelle ielles sont actives et déploient leur énergie vitale.
Aujourd’hui un certain nombre d’acteurices de l’EERV ne peuvent se projeter dans une perception de l’innovation (exploration) qui n’implique pas – volontairement ou involontairement – un mépris des activités courantes (exploitation) – un mépris qui a, en partie, été intériorisé.
Ceci fait que tout langage sur l’innovation est tout simplement irrecevable en l’état par une partie des collaborateurices de l’EERV, à moins d’effectuer un grand travail de reconnaissance et de réconciliation.
Tendance technocrate et bureaucrate
J’ai signalé que l’EERV a adopté un modèle politique centraliste et excluant. S’y rajoute une augmentation de l’appareil administratif et technique.
Perspective historique
Lorsque l’EERV était encore partie de l’appareil d’État (avant 2007), il n’y avait qu’un seul conseiller synodal salarié. Le « canton » se limitait à un petit bureau à la rue de l’Ale. À partir de 2007, le canton n’a fait que grandir.
L’EERV illustre sur ce point une tendance des organisations politiques centralisatrices à développer des appareils administratifs et techniques qui accaparent une grande partie du pouvoir dans un « centre » de l’organisation – notamment par une réorientation des flux financiers.
Règne des compétences et de la fiche de projet
Mon propre rapport fait le jeu de cette tendance. Avec le développement d’un concept d’innovation et des éléments qui s’y rapportent (crédit d’innovation, critériologie, label, etc.), et en effectuant un monitoring de l’innovation (qui m’amène à objectiver dans la perspective du centre l’activité du collectif), je soutiens la concentration des compétences en matière d’innovation (tendance technocrate) et le développement d’un appareil de contrôle administratif centralisé (tendance bureaucrate).
Pour pouvoir contrer ces effets, il faudrait que le développement d’un concept d’innovation s’articule à une démarche radicalement participative – ce qui suppose d’une part un effort de guérison et de réconciliation des acteurices de l’EERV, une réduction de l’asymétrie au niveau des flux financiers et un éloignement de la démocratie représentative, avec l’aide d’outil de la démocratie directe (éventuellement de la gouvernance partagée).
Perspective
Ces remarques étant posée, je ne pense pas que la prise en charge organisationnelle de l’innovation soit impossible ou devrait être refusée. C’est plutôt que cette implémentation doit également être pensée dans ses effets politiques – notamment en ce qu’elle implique des modifications dans l’économie de l’organisation. Une implémentation de l’innovation pourrait aller de paire avec une réforme de la gouvernance et de l’exercice du pouvoir.
Si cet article t’as intéressé ou interpellé, n’hésites pas à partager ou à commenter!
Merci Elio pour tes réflexions, que je trouve éclairantes !
J’ai quelques réactions à chaud, je les pose ici pour « défroisser » ma pensée 😉
(Ça fait pas honneur à ton texte, parce que c’est surtout les points d’accroches pour moi.)
Sur l’Asymétrie des flux, je suis toujours effaré de voir qu’en paroisse on déploie depuis quelques années une quantité d’énergie phénoménale pour se plaindre de la contribution régionale. Ces plaintes ont un coûts (temps, heures de travail — salariées pour les ministres, démotivation). Et je n’ai jamais entendu peser dans la balance les salaires des ministres, et tous les services rendus par le canton. Si on les faisait apparaître, la donne serait assez différente. Je ne dis pas qu’il n’y a pas un épuisement légitime là-dessus, mais il y a une rhétorique fallacieuse qui est utilisée systématiquement.
Très content de voir tes réflexions sur la démocratie. Depuis quelques jours on entend pas mal des arguments qui laissent entendre que remettre notre système en question, c’est remettre la démocratie en question. (J’ai un draft d’article là-dessus, on verra si je publie). Bref, content que tu montres aussi des problèmes du système actuel — comme le montre aussi le *Petit manuel de résistance au changement* (https://www.reformes.ch/deformes/publication/2022/12/les-paroisses-sequipent-pour-faire-face-aux-changements-qui-sannoncent, p.22), et des pistes.
Usés par le mépris: je trouve ton analyse trop unilatérale. J’entends qu’il y a une usure, avec des choses ressenties comme un mépris de l’exploration (mépris explicite j’ai plus de peine à voir, mais ça doit être un angle mort de ma part). Et oui il y a besoin de reconnaissance et réconciliation. Mais mes années sur le terrain paroissial ne m’ont pas fait entendre un discours constant sur un appel à l’innovation — au contraire, c’est l’exploitation qui a la part belle, constamment. Il y a une usure des explorateurices, qui se font systématiquement et violemment décourager (ministres certes, mais laïcs aussi — le nombre qui quittent les conseils découragés…). De plus il y a une usure dans le mépris envoyé par les paroisses vers le CS (là aussi, que des choses observées sur le terrain). Bref, usure et mépris vont dans plus de sens, et il faudra élargir si on espère une véritable reconnaissance et réconciliation. (Là je vois plutôt une posture de victimisation instrumentalisée de la part des paroisses, mais je suis partial.)
Bref, merci pour tes réflexions, et je partage ton souhait d’une démarche participative — même si je peine à voir comment elle pourrait prendre forme non pas dans l’institution mais dans la culture actuelle 🙂
Salut les amis,
Ça y est, je me lance.
En tant que petit pasteur de paroisse depuis plus de 20 ans, retiré des affaires cantonales, parfois un peu usé, mais encore passionné, je souscris pleinement aux propos d’Élio que j’ai accueillis avec gratitude. Merci et bravo !
Je veux répondre à Olivier que je salue chaleureusement.
Tu écris, concernant l’asymétrie des flux, que les paroisses ne mettent pas dans la balance le salaire des ministres ni les services rendus par le canton et tu dis que cela alimente une rhétorique fallacieuse.
Permets-moi les deux remarques suivantes.
Premièrement :
Le salaire des ministres est alimenté par une subvention de l’État prise sur les impôts des contribuables. Celui qui paie le ministre, c’est donc le contribuable, pas l’Église. L’Église n’est en la matière que gestionnaire de deniers publics. Dire à une paroissienne ou un paroissien contribuable qu’il doit donner de l’argent à la collecte parce qu’on lui offre gratuitement un pasteur, c’est faux et c’est exiger de lui qu’il paie deux fois.
Deuxièmement :
Les services rendus par le cantons : si le canton laissait davantage d’argent aux paroisses et aux régions au lieu de le ponctionner pour le redistribuer, pouvons-nous être sûr que cet argent serait moins bien utilisé pour la proclamation de l’Évangile et l’innovation ? Confiance et autonomie sont indispensables pour créer et innover. Ma paroisse doit trouver plus de mille francs par semaine à envoyer au canton. Ça laisse plein d’énergie pour innover !
Un pasteur dont le salaire est payé par les contribuables et dont le poste est subventionné par la collecte du culte dominical des paroisses devrait hésiter avant d’utiliser des termes comme « rhétorique fallacieuse » et « posture de victimisation instrumentalisée ».
Sur le mépris, je répondrai au message de Jean-Christophe ci-dessous.
Merci Élio de susciter la discussion.
Amitié Olivier.
Cher Elio,
J’apprécie que tu te sois intéressé aux angles morts de l’innovation. Cela permet d’élargir le champ du questionnement, d’envisager la problématique sous d’autres angles et de pointer sur les manques et les faiblesses. Bravo et merci donc.
Quelques remarques me viennent à l’esprit à la lecture de ta prose. Ils tentent d’éclairer, en complément, quelques «angles morts» de ton propre texte 😉
La tension entre «le centre» et «les paroisses», évoquée par plusieurs passages de ton analyse, est probablement multifactorielle. Outre les éléments économiques que tu soulignes, on peut y voir d’autres facteurs. Répliques du traumatisme causé par la réorganisation structurelle «Eglise à venir» qui n’a jamais été digérée par certains ? Tension constitutive d’un éthos romand, voire vaudois (on trouve de pareilles tensions entre Communes et Canton) sur un vieux fond de concurrence ville-campagne ? Report de frustrations liées à la sécularisation et qui ne parviennent pas à trouver d’autres surfaces de projection ? Les hypothèses s’ajoutent les unes aux autres.
Plus gênant, à mon goût, cette mention du « mépris » qui n’est pas exemplifiée dans tes lignes. Cela ressemble à une accusation diffuse, peu clarifiée, peu documentée, peu structurée. Une «bombe sale», en quelque sorte. Il conviendrait de s’interroger sur ce discours, d’en situer les enjeux et les acteurs. Que montre-t-il et que cache-t-il ? J’imagine volontiers des mécanismes de résistance au changement en embuscade. Une confusion entre le message et les porteurs du message s’y niche aussi peut-être (la parabole des vignerons homicides de Marc 12, 1-9 me semble constituer une bonne illustration de ce phénomène). Sans parler du fait que le « mépris » circule sans doute bien plus largement que du «centre» vers «la paroisse».
Pour finir, je reviens aussi sur la question du langage technocratique. Oui, je constate également que la bureaucratie et la technocratie font partie du dispositif ecclésial. Il faudrait sans doute distinguer le champ lexical et la gestion du pouvoir. Concernant le langage, j’essaie de décortiquer quelques éléments dans cet article(1). Concernant le mode de gouvernance, il y aurait beaucoup à dire. Les démarches participatives en Église sont longues, complexes, et courent le risque d’envenimer des conflits larvés. Elles sont pourtant nécessaires et porteuses de l’espoir d’une représentativité plus adéquate des opinions. Le maniement des instruments participatifs requiert de hautes compétences (de savoir, de pratique et de posture) et donc de la formation.
Oui, l’innovation ne se décrète pas « d’en haut ». C’est très clair. Elle ne peut que soutenir, proposer, suggérer et encourager. Elle est présente dans bien des lieux de cette Église. Elle s’exprime dans certains projets ambitieux (2) mais aussi dans des interstices invisibles. Ces derniers constituent aussi des « angles morts » de l’innovation, parce qu’ils ne sont pas connus, peu soutenus, peu mis en valeur. Ces « angles morts » sont bien plus intéressants, à mes yeux, qu’une infinie querelle autour de la gestion du pouvoir en Église. La vie, l’Évangile, l’espérance, s’y déploient. Faiblement parfois. Mais avec authenticité et fraicheur. Je m’en réjouis.
(1) https://www.reformes.ch/blog/jean-christophe-emery/2021/06/les-defis-de-lorganisation-ecclesiale
(2) https://www.open-source.church/
Cher Jean-Christophe,
Le dernier paragraphe de ton intervention m’a beaucoup réjouis. Merci.
Concernant le mépris, si tu trouve le propos diffus et peu documenté, je peux te donner un exemple simple et évident. Les membres des Conseils régionaux et cantonaux reçoivent des vacations. Les Conseils paroissiaux, ceux qui sont en charge de récolter des contributions, reçoivent une carte de voeux à Noël. Ils y a ceux raquent et il y a ceux ceux qui siphonnent, se servent au passage et redistribuent. Quand j’étais Coordinateur, sur la fin, il m’était devenu insupportable d’aller chaque mois manger au frais de la princesse avec le Colloque des Coordinateurs tandis que mon Conseil paroissial payait de sa poche la grillade annuelle. Comment pouvons-nous appeler ça ? Un féodalisme moderne ?
Amitié