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La religion dans l’espace public | Désirer la tolérance

Présence chrétienne dans la société

La contribution religieuse

Je suis partisan d’une société pluraliste, où ce qui relève de la religion peut avoir une place dans la sphère publique. Je pense aussi que d’une manière ou d’une autre, le droit, la politique, l’éducation, la santé, etc. ne sont pas isolables de ce qui relève de la religion – bien qu’il faille les distinguer. Les différents domaines communiquent et continuent à évoluer au-travers de cette communication. Je pense d’ailleurs que le développement d’un discours publique autour de la « spiritualité » est un phénomène qui témoigne de ces influences mutuelles.

Post-sécularisme

Ceci me rapproche plus ou moins de ce qu’on appelle le post-sécularisme, une position philosophique et politique qui insiste sur le fait que la religion ne disparait pas avec le processus de sécularisation et qu’elle a toujours un rôle à jouer dans la société contemporaine – un auteur comme Jürgen Habermas représente ce genre d’idée1. Indépendamment de cette position philosophique, je suis aussi partisan d’une compréhension de la foi chrétienne où celle-ci mène à un engagement concret dans le monde et donc aussi dans la société. Autrement dit, les convictions chrétiennes n’ont pas qu’une portée uniquement privée.

Cependant, il ne peut pas s’agir d’un post-sécularisme à tout prix et il ne peut non plus s’agir d’un engagement religieux dans la sphère publique, sous n’importe quelles conditions.

Note à la lecteurice : il s’agit d’une réflexion esquissée à la suite d’une lecture, le cours d’une soirée. Plus de travail et d’affinage serait nécessaire. Tout cela est encore très brut.

Le loup dans la bergerie

J’ai récemment lu l’ouvrage du sociologue Joan Stavo-Debauge Le loup dans la bergerie. Le fondamentalisme chrétien à l’assaut de l’espace public (Labor et Fides, 2012). Il y indique les dangers et les dérives d’une présence de la conviction religieuse dans des lieux comme le droit ou l’éducation à l’exemple de la droite évangélique américaine et de sa relation au créationnisme.

Le problème principal que je retiens de sa lecture tiens aux modalités de la présence des convictions religieuses dans l’espace public.

Une immunisation problématique

L’idée que les convictions religieuses – quelles qu’elles soient – pourraient intervenir dans la sphère publique sans s’exposer à une transformation, une altération ou à un changement (parce que rien ne serait légitime à les remettre en question ou à les refuser) est hautement problématique2.

Pour que la sphère publique puisse accueillir une diversité de personnes, cela présuppose que les différentes personnes participant à la constitution de cette sphère consentent à suspendre la valeur absolue des différentes croyances, opinions et pratiques, etc. dont elles peuvent être porteuses et à s’exposer à celles qui sont portées par les autres personnes présentes.

Laisser de l’espace

Autrement dit, aucun posture ne peut prendre toute la place. Dans une sphère civile pluraliste, chaque posture doit laisser la place dans l’argumentation et le débat à d’autres postures et expressions axiologiques et être prête à s’exposer aux arguments qu’elles mettront sur la table. La seule posture que l’on ne peut entièrement remettre en question est celle qui implique de laisser de la place à d’autres personnes autour de la table et de ne pas faire de l’appartenance religieuse un critère d’exclusion.

Notons en passant que ce modèle pluraliste, lié à la séparation de l’Eglise et de l’Etat, est issu du constat d’échec de la communication religieuse-politique face aux guerres de religions et à la confessionnalisation des sociétés qui s’en est suivi. Il a fallu inventer un espace qui relativise les positions, pour permettre une cohabitation et une co-construction de l’espace commun, là où il ne peut plus y avoir d’homogénéité religieuse. Pour le dire autrement : là où l’Eglise s’est définitivement brisée sur la violence générée par le fantasme d’une homogénéité doctrinale.

La tolérance – mais pas que…

Les conditions pour l’expression religieuse dans l’espace public

Trois éléments doivent à mon sens être reconnus par les personnes souhaitant contribuer « par la religion » au développement de l’espace public pour que cette contribution soit valide :

(1) La reconnaissance de la validité du pluralisme, donc de la possibilité d’un différend au sujet des valeurs et des pratiques constitutives d’une communauté inclusive et de la dignité des personnes individuelles qui la compose et qui y sont accueillies ;

(2) La reconnaissance de la distinction des différentes instances qui assurent l’existence de la société dans la durée (politique, éducation, droit, police/armée, économie, science, santé, religion, etc.)3 et du langage qui leur est propre ;

(3) La reconnaissance du fait que l’exercice politique doit être guidée par une visée démocratique et participative (même s’il s’agit parfois de remplir à neuf le sens de ce terme).

Comme le souligne bien Stavo-Debauge4 cette reconnaissances s’exprime dans le développement de la vertu de tolérance. Mais c’est également dans la compréhension de cette vertu de tolérance que je souhaite poser d’autres accent que les siens.

Une conception pessimiste de la tolérance

La tolérance, telle que la présente Stavo-Debauge, a inévitablement pour conséquence de mener à une inhibition et dégradation des convictions. Entrer dans la sphère publique signifie de soumettre ses convictions « religieuses » à une transformation qui ne peut pas les laisser indemnes, ni laisser indemne celui ou celle qui s’en fait porteuse.

Cette transformation est énoncée essentiellement en des termes négatifs par Stavo-Debauge : la tolérance signifie que les convictions « religieuses » vont diminuer en importance, qu’elles vont s’éroder, que leur qualité sera réduite, que la foi ne peut qu’être une préférence parmi d’autres. Cette transformation est nécessaire pour neutraliser la violence des conflits au sujet de ce qui est bien, de ce au sujet de quoi nous avons précisément des différends afin d’assurer un espace d’hospitalité à la diversité des personnes composants la société.

Cette conception de la tolérance, dite essentiellement en des termes négatifs, témoigne d’une anthropologie profondément pessimiste et est, à mon sens, insuffisante pour fonder une communauté politique pluraliste.5

Je ne dis pas que ce pessimisme n’est pas justifié. Je pense seulement qu’il ne dit pas la totalité des possibilités de l’expérience politique humaine. Là où l’être humain peut faire preuve d’une radicalité meurtrière en matière de convictions ultimes, il est également capable d’empathie et de se donner lui-même au profit d’autrui – d’aimer – indépendamment des convictions partagées ou non6.

La tolérance convictionnelle comme lieu d’un exercice spirituel fécond

En tant que théologien, il me semble qu’il faut également pouvoir dire que la transformation générée par la vertu de tolérance au sein de la sphère civile peut être objet de désir et qu’il est bon de désirer cette transformation. Je crois que c’est bien là tout l’enjeu de la vision paulinienne d’un corps regroupant juifs et païens, le peuple d’Israël et les nations (Ephésiens 2,11-22).

Rentrer dans la dynamique de relativisation des convictions propre à l’espace public contemporain ne signifie pas une trahison à l’égard de Dieu, mais bien l’entrée dans une ascèse où l’on accède à une compréhension plus approfondie de soi-même, de la Seigneurie de Dieu et de l’unité du corps du Christ.

Rentrer dans la dynamique du désir de cette transformation liée à l’engagement dans l’espace public, au-travers de la vertu de tolérance, c’est, en foi chrétienne, indiquer que la validité de nos expressions religieuses ou conventionnelles est donné dans l’espérance que nous avons du fait que Dieu va réaliser ses promesses et non dans l’espérance que nous pouvons poser dans nos réalisations et oeuvres présentes. En me liant à cette espérance, je suis mené à trouver en Jésus-Christ la mesure de mes propres actions7.

L’immunisation face aux expressions religieuses et aux convictions d’autrui doit dans tous les cas être strictement refusée. Dieu lui-même ne s’est pas soustrait à cette exposition 8.

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  1. Voir notamment l’ouvrage Entre naturalisme et religion, Gallimard, 2008[]
  2. Je ne rentre pas ici dans les détails, mais Stavo-Debauge montre bien comment certains tenant de la droite évangélique américaine détourne la proposition post-séculariste d’un Jürgen Habermas en niant certains principes qui sont pourtant élémentaires à la participation à la discussion politique, tels la reconnaissance de la validité du travail scientifique en matière de vérité et le fait de rentrer dans un régime d’argumentation et de justification rationnelle – la simple affirmation d’une conviction, aussi forte qu’elle soit, n’étant pas suffisante pour être reconnu comme un argument valable dans le débat public[]
  3. Cette distinction porte également sur le type d’arguments et de vérité qui se déploient dans chacune de ces instances[]
  4. Voir surtout les pages développées en pp. 59-93[]
  5. D’ailleurs, il est à préciser qu’à mon sens l’appel à cette tolérance n’est pas vide sur le plan axiologique : elle est portée par la conviction de la réalité de la dignité de la personne humaine, de la validité de ses droits fondamentaux et de la possibilité d’une vie bonne en société. En ce sens, le corrélât de cette tolérance est un refus à l’égard de ce qui nie d’office ces différents éléments.[]
  6. Je rejoins le récit alternative souligné par Pablo Servigne et Gauthier Chapelle dans L’entraide. L’autre loi de la jungle (Les liens qui libèrent, 2017). Le conflit n’est pas la seule production de l’être humain.[]
  7. C’est ce que j’indiquais dans un précédent article au sujet du doute et de l’évidence[]
  8. Je pense ici à la rencontre entre Jésus et la femme cananéenne. Cf. Matthieu 15,21-28[]

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