Mains croisées

La peur de dire « non » – dire un « non » structurant

Savoir dire « non » c’est important.

Non seulement ça fait du bien à soi-même, mais ça fait du bien aussi aux autres et au groupe ou la communauté à laquelle on appartient.

Dire « non », c’est assumer une différence, poser une différence. C’est permettre la « différenciation ». C’est soigner sa spiritualité.

A. Se différencier

La « différenciation ». C’est un gros mot.

Par là on veut simplement dire « moi je suis moi » et « toi tu es toi » (et non pas « toi tais-toi! »).

Se différencier, c’est se permettre d’exister en tant qu’individu au sein d’une communauté. C’est refuser la fusion mentale ou émotionnelle avec le groupe tout en restant un membre de ce groupe. C’est avoir réellement et concrètement sa propre place.

Se différencier, c’est se donner les moyens d’être acteur dans une situation et non pas simplement de la subir. C’est aussi savoir assumer la différence entre le rôle que l’on est appelé à jouer dans une situation et la personne que l’on est. C’est ne pas confondre « métier » ou « travail » et « vocation ».

Se différencier, c’est pouvoir se tenir face à Dieu et face à son prochain au sein d’un même monde.

B. Dire un « non » structurant

Dire « non » c’est se différencier. C’est poser une limite structurante au sein des relations, dans des situations concrètes.

Il y a cependant différentes manières de dire « non ». Tout comme il y a un « bon rire » et un « mauvais rire », il y a un des « non » réactifs et déstructurés, il y a des « non » structuré et structurant.

Il y a le « non » de la peur et il y a le « non » de l’enfant de Dieu.

1. Le « non » de la peur

La peur n’est pas une mauvaise chose. Elle est une émotion fondamentale avec la joie, la colère, la tristesse et le dégoût. Elle nous donne des indices sur ce que l’on est en train de vivre.

Une émotion à accueillir

Lorsque j’ai peur, c’est qu’il y a danger. En ce sens, elle renvoie au face à face avec la mort. Avec la peur peuvent venir différentes réactions : le combat, la fuite ou la paralysie. Ces réactions réflexes vont peut-être me permettre de survivre.

La peur je peux l’accueillir de façon consciente, ou la subir. C’est ces moments où, face à l’adversité, face à quelque chose qui me confronte, je commence à devenir méchamment agressif, ou que je perds mes mots, ou que j’ai un besoin pressant d’aller aux toilettes, ou de sortir de cette salle, que je fais tout pour éviter ce rendez-vous ou cet endroit.

Dans la petite enfance, la relation complexe aux parents structure cette émotion. Elle prend forme dans nos premières expériences de l’amour, ou de l’absence d’amour. Je fais différentes expériences de rejet, de refus, d’absence. J’apprends à la dure que je ne suis pas ma mère et que ma mère n’est pas moi. Je fais l’expérience d’une solitude qui me laisse à moi-même, seul-e face à mon destin. Seul-e face à la mort.

Ces peurs si complexes et invasives, si profondément ancrée dans notre personnalité, ces expériences les mettent en place : peur de ne pas être aimé, peur de décevoir, peur de perdre, peur de faillir, peur de s’engager.

Les réactions de la peur

Ces peurs nous mènent à dire « non », à refuser, à fuir ou à combattre. Mais mon action ne sera pas constructive. Un réflexe de survie où les autres passent au second rang : parce que la peur n’est pas accueillie pour ce qu’elle est, qu’elle n’est pas reçue, qu’elle n’est pas verbalisée. Parce que l’on refuse le face à face avec la mort, avec notre propre finitude.

Ces peurs guident aussi notre incapacité à dire « non ». Mais alors on se dit « non » à soi-même, à ce que l’on est en train de vivre, à l’enfant qui est confronté à une réalité qui le dépasse et qu’il subit. C’est le paradoxe de la « peur du non » : une violence retournée contre soi-même dans le refus de vivre son émotion.

Ces « non » là peuvent avoir un effet profondément déstructurant. Dans le premier cas, c’est la fuite face à la responsabilité, le refus de la responsabilité. Dans le deuxième cas, c’est refuser ce que l’on vit, face à la peur de perdre le lien symbiotique, la fusion avec l’autre. C’est contenir une énergie qui, au bout du compte, trouvera d’autres voies pour s’exprimer. Dans les deux, je ne peux pas assumer le rôle que je pourrais jouer dans le groupe.

Dans les deux cas, théologiquement, je ne peux pas assumer ma vocation : je ne peux pas me tenir face aux autres et face à Dieu, tel que je suis. À ce moment, c’est la victoire du « non » de la peur.

2. Le « non » de la foi

La victoire du « non » de la peur n’est plus une fatalité. Ce « non » a été vaincu dans la mort de Jésus-Christ. Pour celui qui est dans la foi, la peur n’a plus à être un tyran.

Fils-filles de Dieu

« 14 Toutes les personnes qui sont conduites par l’Esprit de Dieu sont enfants de Dieu. 15 Car l’Esprit que vous avez reçu n’est pas un esprit qui vous rende esclaves et qui vous remplisse encore de peur ; mais c’est l’Esprit saint qui fait de vous des enfants de Dieu et qui nous permet de crier à Dieu : « Abba, Père ! » 16 L’Esprit de Dieu atteste lui-même à notre esprit que nous sommes enfants de Dieu. 17 Nous sommes ses enfants, donc nous sommes aussi ses héritiers ! Oui, héritiers de Dieu, héritiers avec le Christ ! Car si nous souffrons avec lui, nous serons aussi avec lui dans sa gloire. » (Rm 8,14-17)

Traduction Nouvelle Français Courant, Cf. https://lire.la-bible.net/lecture/romains/8/1/?_open=true

Je suis est je resterai un enfant – que je connaisse ou non mes parents biologiques, qu’ils soient encore en vie ou non, que je les ai renié ou non. C’est inévitable. C’est de là que vient ma peur.

Mais dans l’expérience de la foi, celle qui prend forme dans la vie, la mort et la résurrection de Jésus de Nazareth, celle dont Paul témoigne ici, cet être-enfant est restauré. Fils-fille de Dieu, je n’ai pas à craindre la fin de la relation d’amour. Fils-fille de Dieu, celui-ci ne renonce pas à moi, même face à la mort. C’est ce que manifeste la résurrection du crucifié.

« 1 Voyez à quel point le Père nous a aimés : nous sommes appelés enfants de Dieu, et nous le sommes réellement ! Si le monde ne nous connaît pas, c’est parce qu’il n’a pas connu Dieu. 2 Très chers amis, nous sommes maintenant enfants de Dieu, mais ce que nous deviendrons n’est pas encore clairement révélé. Cependant, nous savons que quand le Christ paraîtra, nous deviendrons semblables à lui, parce que nous le verrons tel qu’il est. » (1 Jn 3,1-2)

Traduction Nouvelle Français Courant, Cf. https://lire.la-bible.net/lecture/romains/8/1/?_open=true

Un « non » structurant

Cela ne veut pas dire que je n’aurai pas l’expérience de la peur. Elle est inévitable, elle est un réflexe de survie, donc un élan de vie. En cela elle est bonne. Mais ce qui la motive ne sera plus une fatalité. Je peux me tenir face à elle: je n’ai pas à subir la fuite, je n’ai pas à subir la paralysie, je n’ai pas à subir le combat, je n’ai pas à avoir peur du « non ».

Fils-Fille de Dieu, je peux me tenir face à la source de ma peur, face à ce qui me semble être un danger et dire « non ». Refuser ce qui blesse ma dignité de Fils-Fille de Dieu, refuser l’injustice, refuser le mal.

La peur peut alors être convertie : accueillie, elle me permet d’analyser ce qui est en train de se passer, elle me permet de me positionner. Elle me permet de me différencier au sein du groupe. Si j’ai peur, c’est que quelque chose est en train de se passer.

Accueilles ta peur, vis là, prends un pas de recul, regarde ce qui se passe et prends position.

La prise de position me permet de dire « non », de tracer une limite. Ce non est structurant. Il place la limite entre moi et les autres, entre l’injustice et la justice, entre un fonctionnement morbide et un fonctionnement vivifiant.

Ce « non » est essentiel en Eglise.

C. Dire « non » en Eglise

1. Quelle norme?

Souvent on fait du commandement du triple amour la règle de nos relations en Eglise (Lv 19,18 ; Dt 6,5 ; Mt 22,36-40). Sans doute qu’il y a du vrai dans cette perspective.

Mais il ne faudrait pas que la fascination face au triple amour fasse oublier cette autre recommandation :

« 37 Si c’est oui, dites “oui”, si c’est non, dites “non”, tout simplement ; ce que l’on dit en plus vient du Mauvais. » (Mt 5,37)

https://lire.la-bible.net/lecture/matthieu/5/1

On aime pas se dire « non » en Eglise : on a peur de blesser l’autre, de le juger, de le rejeter, de ne pas l’inclure, etc.

Il faut effectivement être vigilant : un « non » d’Eglise qui est ancré dans la peur et non dans la foi est effectivement excluant, jugeant, etc.

2. Face à l’injustice

Mais refuser de dire « non » c’est aussi refuser de dire « non » à l’injustice, de dire « non » aux fonctionnements mortifères, de dire « non » à des relations toxiques. C’est refuser la dignité que l’on a en tant que Fils-Fille de Dieu, c’est refuser l’action du Saint-Esprit. C’est succomber à la tentation de la fusion symbiotique, à la non-différenciation. C’est refuser de travailler ensemble, c’est refuser la différence de l’autre. Refuser de dire « non », c’est dire « non » au Royaume.

C’est peut-être de cette difficulté à dire et à vivre le « non » qui est à l’oeuvre derrière toute une série de problèmes dans l’Eglise réformée – celle que je connais dans le canton de Vaud.

Ne pas oser dire « non » à un collègue au comportements abusifs. Ne pas savoir dire « non » à face à des injustices crasses. Ne pas recevoir le « non » de l’autre. Ne pas savoir poser des « limites » et donc constamment subir les limites qui s’imposent par la loi du plus fort – que ce soit le-la collègue, le-la supérieur-e ou le-la prochain-e.

3. Condition du travail en commun dans l’institution

La difficulté à dire « non » mène aussi à ce qu’on n’arrive pas à habiter adéquatement l’institution. On n’arrive pas à faire la différence entre ce qu’est l’institution comme condition nécessaire de notre travail en commun, celui-celle que je suis et celui-celle qu’est l’autre, tous-tes les autres.

On n’arrive pas à faire évoluer notre travail en commun. On préfère le flou artistique à la confrontation. On préfère ne pas blesser plutôt que de confronter, plutôt que de poser une limite. On tolère les dysfonctionnements personnels et de groupe, pour ne pas vexer, de peur de blesser.

Pourtant, dire « non » c’est devenir acteur dans l’espace de jeu de l’institution. C’est poser une différenciation, c’est réclamer la présence d’un « tiers » qui me permette d’exister pleinement, de poser des limites, tout en restant dans la structure, dans le groupe.

4. Un enjeu de responsabilité

Si l’on refuse le « non » et la confrontation au nom d’une horizontalité du triple amour, alors on refuse le jeu du triple amour. Le triple amour n’est possible que dans la mesure où l’on est responsable. Et être responsable, c’est savoir répondre de soi face aux autres, savoir poser des limites, savoir produire du changement collectivement et institutionnellement tout en respectant l’intégrité des personnes.

Poser une limite provoque du changement, de la confrontation. Et peut-être qu’à l’issue de la confrontation, il y aura un changement, une transformation dans l’organisation de nos relations.

Institutionnellement, cela peut vouloir signifier un changement dans les rôles, une réorganisation, un déplacement, un licenciement. Ces décisions, quelles qu’elles soient, engendrent de la violence. Elles peuvent blesser. Parce que tout le monde n’en est pas au même degré de confiance, parce qu’aucun-e d’entre nous n’a encore pleinement accès à son être-enfant. (cf. 1 Co 3,2).

D. Un « oui » fondamental

Dire « non » est une décision. C’est une décision issue de la connaissance de son identité profonde, du respect infini de la dignité personnelle, de l’obéissance au commandement de Dieu, du respect de sa justice.

Théologiquement et ecclésialement, dire « non » n’est jamais un « non » à la personne en tant que telle. Le fait de poser une limite, ne peut être orienté contre le-la Fils-Fille de Dieu. Parce que ce « non » n’a pas ce pouvoir.

Tous les « non » que nous pouvons et devons affirmer dans notre vie sont fondés dans un « oui » plus puissant. C’est le « oui » de Dieu à notre égard, celui qu’il manifeste en Jésus-Christ. C’est le « oui » de la résurrection de Jésus et le « oui » de la promesse de la résurrection des morts. C’est le « oui » qui fonde la foi.

Les connaisseurs sauront qui m’influence sur ces réflexions. Karl Barth (1886-1968) m’inspire beaucoup quand il s’agit de penser au processus concret de prise de décision. Une décision théologique authentique est fondée dans cet événement radical de Dieu qui vient à notre rencontre. Mais cela ne veut pas dire que l’on sait par avance ce qu’il faudra faire. Il faudra toujours analyser avec soin les situations données, les respecter dans leur contingence et leur historicité. Mais la connaissance de la foi, la connaissance des enfants de Dieu, nous permet de prendre une position ferme, une position qui consent à la confrontation, sans renoncer pour autant au commandement du triple amour.

Pour conclure ce poste, je laisse la parole au vieux Barth lui-même.

Extrait du documentaire JA und NEIN, Karl Barth zum Gedächtnis, Heinz Knorr, Reiner Marquard, Rudolf Rohlinger, Stuttgart Calwer Verlag, 1967 . Cf. http://www.kbarth.org

Cette création est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Paternité 4.0 International.

1 réflexion sur “La peur de dire « non » – dire un « non » structurant”

  1. Très beau texte ! Le problème devient encore plus épineux quand on s’interroge sur le contenu du Oui et du Non, sur le Was. Aujourd’hui, il est de plus en plus difficile de dire Non quand l’Eglise se complaît dans le politiquement correct.

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