Table des matières
L’auteur
Hans Joas est sociologue, spécialiste de théorie sociale, professeur à Berlin et Chicago. On peut le comparer à des figures comme Jürgen Habermas, Niklas Luhmann. Il est aussi une figure importante de la gauche catholique allemande contemporaine.
Il fait se rencontrer les grandes traditions de la philosophie sociale germanophone et francophone avec le pragmatisme américain – dont il est un très bon connaisseur, comme le montre notamment sa monographie sur George Herbert Mead (George Herbert Mead. Une réévaluation contemporaine de sa pensée, Paris, 2007). Dans ce contexte on peut mentionner un ouvrage théorique important pour sa pensée : La créativité de l’agir, Paris, Cerf, 1999. Voir la recension de Jean-Charles Cau.
Plusieurs de ses ouvrages qui touchent à la religion ou au sacré ont été traduits en Français. La foi comme option (Paris, 2020), Comment la personne est devenue sacrée (Genève, 2016) – pour ce dernier voir la recension de Daniel Vidal. L’ouvrage Les pouvoirs du sacré (Paris, 2020) est l’occasion d’une journée d’étude organisée par la Société Vaudoise de Théologie (29 septembre 2021).
Je reviens brièvement dans cet article sur quelques idées phares de cet ouvrage – voir aussi l’entretien mené par Protestinfo en 2020.
Les idées principales
La sacralisation
Hans Joas développe l’idée que l’être humain dans sa vie et son histoire produit du « sacré ». Pour Joas l’être humain est avant tout un être orienté par l’action. L’être humain est un être qui agit et le « soi » personnel est la tentative d’un individu de tenir de manière cohérente les différentes interactions qui le constituent dans l’histoire – ces interactions étant tant d’ordre biologiques-physiques que sociales.
Cependant il lui arrive de faire des expériences de passivité radicale qui « mettent en question les frontières du soi » (Les pouvoirs du sacré, p. 294). À partir de ces expériences, l’être humain va attribuer la qualité du « sacré » à certaines réalités. « Il est une qualité qui revient aux fores qui nous saisissent ; il n’est nullement […] identique avec le Bien ou avec d’autres évaluations positives comme le Vrai ou le Beau. Le diabolique et le démoniaque tombent aussi sous cette catégorie. » (ibid., p. 296). Le « sacré » est ce qui est extraordinaire, ce qui sort du quotidien. En ce sens, il joue un rôle dans la formation de ce qu’on appelle la « religion », mais il se trouve également dans d’autres domaines, comme l’art, la guerre ou encore l’érotisme.
Hans Joas s’inspire ici de théories classiques tirées (Emil Dürkheim, Rudolf Otto, Nathan Söderblom, etc.) mais en proposant une théorie du sacré qui se fonde sur une compréhension empirique de l’être humain comme être d’actions. Le « sacré » n’est pas une substance, mais une qualification créative de la réalité à la suite d’expériences limites. Cette qualification se fait au-travers d’un processus dynamique qui entretient un lien fort avec la formation et la distribution du pouvoir et contribue à l’évolution de ses configurations.
L’âge axial et la transcendance
« La sacralisation est toujours d’abord aussi une autosacralisation de la collectivité » (ibid., p. 309). Les expériences constitutives de la sacralisation d’éléments de la réalité sont des expériences partagées, créant une différenciation fondamentale entre celles et ceux qui participent de cette expérience, et celles et ceux qui ne le font pas. La sacralisation de certains lieux, de certains temps, de certains objets, voire de certaines personnes ou de certaines institutions, s’accompagne d’une sacralisation du groupe qui partage cette même relation à la réalité « sacrée. »
Cependant, il semble arriver un moment dans l’histoire humaine où cette autosacralisation du collectif est mise en échec par l’intervention d’une idée « critique » que l’on peut désigner par la notion de « transcendance ». En réponse à certaines formes de pouvoir et des sacralisations qui les accompagne, émerge l’affirmation d’une « sacralité » qui dépasse celles liées à l’appartenance collective (liées aux conditions communes naturelles et sociales) – c’est le cas par exemple avec l’avènement des « droits de l’homme » où c’est la « personne » qui devient « sacrée ».
Ce phénomène a lieu de manière asynchrone à différents moments dans l’histoire humaine et peut être désigné par l’idée d’une « période axiale » – idées fondées dans la pensée du philosophe Karl Jaspers. Certaines religions (judaïsme, bouddhisme, christianisme, islam, etc.) et la philosophie hellénistique sont influencées par l’avènement de ce type de sacralité – une sacralité dite « réflexive », qui désacralise le pouvoir politique dans ses formes reçues.
Joas identifie cette sacralité spécifique comme étant celles des idéaux. Elle permet d’exercer un geste critique à l’égard des formes de pouvoir fondé sur l’autosacralisation collective et influence en retour l’évolution de ces formes de pouvoir. Elle est notamment caractéristique des idées de type universaliste. À cet endroit, Joas souligne d’ailleurs sa faveur à l’égard de ce type d’orientation, qui permet notamment de penser quelque chose comme une « humanité » par-delà les différences effectives qui la traverse.
Pas de désenchantement, mais des phénomènes de sacralisation et de désacralisation.
Cette compréhension de la sacralisation mène à profondément nuancer l’affirmation qu’il y aurait quelque chose comme un processus historique « total » qui permet d’expliquer la perte de présence de la « religion » dans l’occident contemporain. Joas argumente à l’encontre ici de thèses comme celles de Marcel Gauchet – inspirée d’une formule de Max Weber – sur le Désenchantement du monde (Paris, 1985).
Qu’il y ait une perte d’influence et de présence du christianisme traditionnel dans l’occident contemporain n’est pas à remettre en question selon Joas. En revanche l’explication de ce phénomène à l’aune d’un super-principe comme le « désenchantement » ou encore la « rationalisation », la « modernisation » ou la « différenciation sociale » masque complètement le fait que la sacralisation a constamment lieu et fait émerger de nouvelles configuration du sacré – qu’elles soient religieuses ou qu’elles se défendent de l’être. Elle risque également de masquer les reconfigurations du pouvoir qui accompagnent les sacralisations nouvelles – pour le meilleur comme pour le pire.
Joas invite ainsi à aborder d’une manière beaucoup plus nuancée l’histoire et les manifestations actuelles de la religion, ainsi que les phénomènes de sacralisation que l’on peut observer dans le monde contemporain au-travers des différentes cultures. Il s’agirait d’avoir une lecture fine des phénomènes de sacralisation, dans leur rapport au pouvoir, sur l’arrière-plan d’une perspective anthropologique plus globale. Cette lecture devrait pouvoir penser une pluralité de phénomènes distincts pour une humanité qui dans son activité dans le monde oscille entre autosacralisation et critique de cette autosacralisation à l’aune d’idéaux formés au creuset d’expérience limites en constante évolution. Elle devrait aussi permettre le développement d’une histoire plus fine de la sécularisation des régions du globe fortement marquée par le christianisme.
La relation entre la sacralité et le pouvoir, entre la religion et la politique, demeure par conséquent une relation en tension. Elle donne constamment naissance à de nouvelles solutions sans que cette tension vienne jamais à disparaître en tant que telle.
Les pouvoirs du sacré, p. 303.
Ce que je retiens
En général
L’ouvrage offre une théorie générale du sacré qui permet de développer un regard plus acéré sur le développement contemporains de la religion et de ce qui peut être qualifié de « sacré » dans la réalité, mais aussi sur le développement du pouvoir, sans perdre de vue l’horizon plus général de l’existence humaine. En ce sens, l’ouvrage participe lui-même de la réception de l’idéal d’humanité forgée au creuset des impulsions issues de ce qu’il identifie comme la « période axiale » – l’auteur ne se cache pas de cette dimension normative de sa réflexion (cf. ibid., pp. 330-331).
L’ouvrage fait également preuve d’une grande érudition, discutant dans les 6 principaux chapitres (sur 7) d’auteurs classiques des sciences et de l’histoire des religions. C’est aussi un voyage historique, intellectuel et culturel que nous fait faire cet ouvrage.
En tant que théologien protestant
La lecture de cet ouvrage me mène à me poser les questions suivantes :
- à quelle sacralisation est-ce que je contribue par mon action ?
- quelle type de formation du pouvoir est informé par ma relation à ce que je qualifierais de « sacré » ?
- quelles sont les expériences-limites qui sont fondatrices de mon propre rapport à ce que je qualifierais de « sacré » ?
Ces questions sont fondamentales aussi pour le collectif qu’est l’Eglise, pour son rapport à elle-même, pour le rapport aux idéaux qui guident son action dans le monde, pour sa manière de donner forme au pouvoir qui la traverse – ce qui a des enjeux pour la manière d’exercer la gouvernance par exemple.
Par rapport à ma propre recherche sur la « spiritualité », cela m’amène à me poser les questions suivantes : (i) sommes-nous en train de sacraliser la « spiritualité »? ; (ii) à quelle(s) sacralisation(s) contribuons-nous par notre manière d’investir la « spiritualité » et de la comprendre ? (sacralisation de la santé, du bien-être individuel et collectif, de l’environnement, de la personne humaine ?) ; (iii) comment la relation à Dieu en christianisme, oriente-t-elle ce mouvement de sacralisation et de désacralisation ?
Quelques réserves
Ce livre est un ouvrage théorique qui a des prétentions empiriques. L’auteur semble s’appuyer constamment sur les enquêtes empiriques et il tient à ce que son appareil théorique corresponde à ce que présente la recherche empirique. Mais l’ouvrage en lui-même ne nous donne pas vraiment accès à la densité de cette dimension. Je peux donc comprendre qu’on puisse manifester un certain scepticisme à la lecture de l’ouvrage. L’envolée théorique peut avoir quelque chose de séduisant par sa force explicative, mais il faudrait pouvoir attester de la validité des différentes affirmations empiriques qui jalonnent l’argumentation de l’ouvrage. En l’absence de cette vérification on reste suspendu au crédit qu’on est prêt à accorder à l’auteur quant à la validité des informations qu’il invoque pour développer sa théorie.
De plus, l’ouvrage suppose et reprend d’autres recherches de l’auteur, dont les résultats ne sont qu’esquissés et résumés au fil de l’argumentation. Là aussi, la validité de ce qui est proposé suppose beaucoup de crédit fait à l’auteur, ou d’importantes connaissances préalables dans la production de Joas.
Malgré la présence d’un fil rouge clair, je pense aussi que l’ouvrage souffre d’une certaine inégalité entre l’exposition analytique et le développement de la thèse principale. Certaines parties semblent en conséquence aller inutilement loin dans le détail et la discussion des auteurs. Les minuties et les nuances sont intéressantes et stimulantes mais peuvent faire perdre de vue la thèse globale de l’ouvrage – je me demande en conséquence si l’on ne gagne pas à lire d’abord le dernier chapitre – quitte à être un peu perdu dans la conceptualité – pour ensuite lire les 6 premiers chapitres et ensuite revenir au dernier.
Et de manière générale, j’ai aussi l’impression que ce qui a été pensé en allemand peine à bien se traduire en français ou tout du moins à épouser le flux naturel de la langue et de la pensée francophone – j’en souffre moi-même dans ma propre écriture théologique, travaillant beaucoup avec de la littérature germanophone. L’article de Protestinfo mentionné plus haut peut à ce titre paraître beaucoup plus limpide pour un lectorat francophone que le livre traduit de l’allemand – ce qui ne veut pas dire que la traduction serait mauvaise, mais que ce qui est à traduire se traduit difficilement.
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