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Un travail de recherche se structure autour d’un problème. Le but de la recherche est de nous faire avancer dans l’intelligence de ce problème – pas nécessairement vers sa résolution.
Dans ce qui suit je veux brièvement présenter le « problème » que j’essaie de travailler dans ma propre recherche.
Lorsque je travaille avec le mot « spiritualité », je me retrouve confronté à deux paramètres.
Indétermination sémantique
Premièrement, la justification scientifique donnée à l’usage de ce terme en contexte institutionnel se concentre sur le point suivant : il ouvre un espace de jeu sémantique dans lequel la personne peut exprimer et explorer son propre rapport à la transcendance.
Un élément crucial de la fonction de ce terme est son caractère indéterminé. « Spiritualité » est un mot qui provoque quelque chose comme une ouverture de la clôture « religieuse ». Sans rentrer dans les détails, ce qui justifie alors la place accordée à cette dimension dans une institution (un service d’accompagnement spirituel dans le cadre de l’hôpital par exemple) c’est précisément l’usage stratégique de l’indétermination.
L’usage de cet terme ouvre un espace qui déjoue l’emprise des systèmes que génère l’institution et qui permet aux personnes d’être, de s’exprimer et de développer leur soi en décalage de celui qui est imposé par l’institution.
Ce point a été développé particulièrement dans la littérature théologique entourant le spiritual care. Cf. par exemple Traugott ROSER, Spiritual care. Der Beitrage von Seelsorge zum Gesundheitswesen, Stuttgart, 2017, pp. 399-412 (le chapitre « Unschärfe des Begriffs Spiritualité im Gesundheitswesen als Chance »). Ce même constat apparaît dans la thèse d’Etienne Rochat, Modèle d’évaluation de la détresse spirituelle. Une appréciation théologique, Lausanne-Laval, 2017, ainsi que dans le rapport écrit par Armin Kressmann sur la spiritualité dans les institutions vaudoises. La discussion dans les deux volumes Spiritual care (Montpellier, 2018) le met également en avant.
Détermination dogmatique
Deuxièmement, dans la discussion théologique chrétienne sur la « spiritualité », l’un des points centraux est que c’est « Dieu » qui agit le premier et de manière déterminante. Cela renvoie à l’une des grandes questions de la théologie moderne: comment doit-on penser le rapport entre l’action de Dieu et l’action humaine?
Si la condition humaine et son salut est donnée gratuitement par Dieu à l’être-humain, en conséquence l’action humaine ne peut pas viser à équivaloir à cette action première de Dieu. De plus, l’action humaine ne peut pas être pensée de manière à ce qu’elle efface la différence entre « Dieu » et l’être humain. Cela ne veut cependant pas dire que l’être humaine ne ferait pas usage de liberté ou qu’il n’aurait pas à développer sa propre sphère d’action, mais il le fait dans les limites donnée par sa relation à Dieu.
L’une des manières d’articuler cette exigence prend forme dans les figures théologiques que sont « Jésus-Christ », le « Saint-Esprit », et l' »imago dei« . Le « Saint-Esprit » est la force de vie donnée par « Dieu » et par « Dieu » uniquement. « Jésus-Christ » est l’image de l’humanité restaurée. Il est l’humanité pleinement alignée dans sa relation à Dieu. En ce sens « Jésus-Christ » est la pleine manifestation de « Dieu » en l’être-humain, accomplissant ainsi la destinée de l’humanité : être image de Dieu (imago dei). Le « Saint-Esprit » est la force qui réalise « Jésus-Christ » en chaque personne.
Ces figures ne sont pas uniquement des symboles abstraits, mais désignent des réalités concrètes et personnelles avec lesquels la personne humaine rentre en interaction dans sa vie quotidienne.
La « Spiritualité » c’est alors la vie humaine vécue dans la force de l’Esprit-Saint. Cette vie fait signe en direction de la restauration de l’existence humaine, telle qu’elle a eu lieu, a lieu et aura lieu Jésus-Christ. En ce sens, elle est une vie vécue dans la foi.
Le problème
On se retrouve ainsi avec deux approches de la notion de « spiritualité » qui sont passablement différentes, voire antithétique. L’une est pragmatique, elle aménage et indique un espace d’expression. L’autre est dogmatique, elle exprime avec l’aide de symboles une réalisation ultime.
Ces deux conceptions de la « spiritualité » pourraient être juxtaposée et cela ne poserait pas tant de problèmes : on pourrait toujours dire qu’elles renvoient à des ordres de réalités différents.
Le problème apparaît au moment où le terme « spiritualité » est investi comme un « lieu commun » autour duquel des partenariats concrets se tissent – c’est le cas pour les services d’aumôneries, ou encore pour la reconnaissance des communautés religieuses dans le canton de Vaud. Il y aurait sans doute d’autres situations dans lesquelles cette ambigüité serait à penser.
L’indéterminité sémantique du terme « spiritualité » rentre en clash avec sa détermination dogmatique. La fonction pragmatique du terme ne semble pas être conciliable avec sa relecture théologique.
Le défi
Mon hypothèse est que les deux ne sont en fait pas incompatibles. Au contraire, l’usage stratégique de l’indétermination sémantique du terme « spiritualité » dans le contexte institutionnel met en lumière le sens de la détermination théologique propre à la dogmatique chrétienne, fondée dans la communication de l’Evangile.
La dogmatique chrétienne réfléchit l’annonce d’une humanité nouvelle dans l’Evangile de Jésus-Christ, Crucifié et Ressuscité. L’utilisation des mots dans la dogmatique et leur effet de « clôture » ne sont pas une fin en soi, mais vise toujours à rappeler et indiquer l’espace où cette humanité nouvelle se manifeste. C’est pour cela notamment que son travail est constamment à refaire à neuf, parce que les affirmations de la dogmatique auront toujours un caractère provisoire, comparé à l’action de Dieu et à l’action de l’être humain en Jésus-Christ.
Pour l’usage institutionnelle de la « spiritualité », le geste de la dogmatique est décisif : il lui rappelle que l’indétermination sémantique du terme « spiritualité » ne signifie pas que ce que cet usage vise est arbitraire ou se réduit aux intérêts de l’institution. Bien au contraire. Ce qui est visé par l’inscription de la « spiritualité » au sein d’une institution donnée est la réalisation de la « personne », en dehors de l’emprise totalisante de l’institution. Si une institution reconnaît de la « spiritualité » – de la « religion » – en son sein, c’est à l’encontre de sa propre tendance à subordonner les personnes qui la traversent à ses propres besoins et à son propre fonctionnement.
Dans l’autre sens, l’indétermination sémantique du terme « spiritualité » rappelle au langage dogmatique son propre caractère « religieux ». La dogmatique n’est pas un ensemble d’assertions qui vaudraient pour elles-mêmes, mais renvoie à la vie humaine concrète. Elles ont notamment pour but de mettre en lumière la réalité vécue, en introduisant un décalage en son sein. Dans le cadre de la foi chrétienne, ce décalage trouve sa mesure dans la révélation de Dieu en Jésus-Christ et dans l’expérience inépuisable que cet événement suscite.
En ce qui me concerne, le défi est donc de formuler une compréhension « dogmatique » de la « spiritualité » qui prennent en charge la double exigence d’une indétermination sémantique, sur le plan de la fonction pragmatique du terme, et de sa détermination théologique.
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Cher Élio, je lis ce dernier article et suis réjouie de toute cette réflexion. Elle est fondamentale et problématise un défi très concret que nous vivons en tant qu’accompagnent spirituel dans une institution laïque de santé (dans le canton de VD). Faire le lien entre l’indeterminé et « la dogmatique chrétienne » est vraiment intéressant. MERCI pour ce travail de recherche qui je le crois offre des pistes pour penser une question cruciale aujourd’hui ici et ailleurs.
Cher Élio,
Merci pour cette réflexion.
Le désir totalisant de l’institution a en effet urgemment besoin de l’apport de la dogmatique, actuellement largement occulté.
En Église, on appelle actuellement les sociologues à la rescousse – et encore, de manière fort sélective – pour savoir quelle posture spirituelle adopter.
On est inquiets d’être utiles, on se demande comment rejoindre les besoins des gens. Approche utilitariste qui montre à quel point l’institution est préoccupée d’elle-même.
Dieu a-t-il besoin de nous ? Avons-nous besoin de lui ? Prier, est-ce répondre à un besoin ? L’Église est-elle utile ? Doit-elle l’être ?
De vraies et profondes questions qui passent à l’as.
Je t’envoie par mail la référence d’un article fort éclairant de Denis Vasse, qu’on peut trouver sur le net, intitulé : « Le temps du désir : du besoin de la prière à la prière de désir ».
Ainsi que quelques pages magnifiques d’Ivan Illich dans « La subversion du meilleur engendre le pire » sur la gratuité.
Bravo pour ton magnifique travail et pour l’élan que tu nous donnes. Persévère !