Religions

Théologie et religion

Ce qui suit est une réflexion sur le rapport entre théologie et religion face aux défis du pluralisme.

A. Un rapport compliqué

En théologie moderne, la religion est une thématique pour le moins litigieuse.

1. Guerres de religions

Dans le cadre des guerres des religions, la notion de « religion » fournit une base commune pour réfléchir ce qui sépare. « Religion » désigne alors plutôt les différentes « confessions » que ce que l’on entend nous aujourd’hui par ce terme. C’est un terme qui neutralise les différents en les regroupant sous une même catégorie.

Chaque état chrétien va alors organiser sa relation à la « religion » de manière particulière. Cela se fait suivant le principe impérial cujus regio, ejus religio (tel prince, telle religion). Cette ré-organisation des rapports entre l’Etat et l’Eglise se fait sur l’arrière-plan du chaos provoqué par la réformation protestante en Occident.

Durant cette période, qui est aussi celle de la construction de l’orthodoxie protestante et de la réforme catholique, religion et théologie sont encore profondément liées. Dans le Synopsis Controversiarum sub pietatis praetextu motarum de Samuel Schelwigs (1643-1715) on peut lire que la théologie c’est « apprendre la vraie religion » (doctrina de vera religione) [Art II, Q1]. Ceci changera sous l’influence du Réveil et des Lumières.

On trouve dans cette situation les germes de la problématique du pluralisme. Comment négocier la co-existence de vision du monde différente et des formes de vie qui leur sont liées sans galvauder l’appel à la « vérité » constitutif de l’existence humaine ?

2. Modernité

Emblématiquement, la théologie de Johann Salomo Semler (1725-1791) marque la différenciation entre théologie et religion. La théologie officielle est une science au caractère publique qui s’allie à la religion officielle (en ce sens elle est contextuelle), tandis que la religion privée est une réalité vécue qui ne se rattache pas à l’activité scientifique. Cette dernière n’est pas liée pas les textes des Eglises officielles. Elle est rapportée à la conscience et à la certitude individuelle.

La théologie moderne d’influence allemande suit dans les grandes lignes cette séparation générale. Ceci a également mené au fait que la formation au ministère pastoral commence à se distinguer de la formation universitaire. La seconde impliquant nécessairement la dimension de la « religion privée », ou du « vécu religieux ».

Il me semble par ailleurs que cette séparation proposée par la théologie moderne ne tient que parce qu’elle bénéficie du soutiens de l’alliance étatique-ecclésiale.

Ceci étant, la théologie moderne sait aussi qu’il ne s’agit pas d’une séparation stricte, qu’il y a toujours d’une manière ou d’une autre une relation entre le vécu religieux et la théologie – ne serait-ce que du fait de la « contextualité » de la théologie qui la lie toujours à un appareil politique-ecclésial qui en dicte les intérêts premiers.

Je renvoie ici à la thèse de Botho Ahlers, Die Unterscheidung von Theologie und Religion, Gütersloh, 1980.

Les questions suivantes se posent du coup à la théologie moderne : (1) dans quelle mesure une compréhension de ce qui se passe au niveau de la religion compte-t-il ou ne compte-t-il pas dans l’élaboration de la théologie? (2) dans quelle mesure ce qui se passe au niveau de la religion est-il intégré ou non dans l’exercice de la théologie?

Pendant un temps, on a pu opposer sur ce point deux options fondamentales : celle représentée par la théologie de Friedrich Schleiermacher et celle représentée par la théologie de Karl Barth. Cette opposition est dorénavant dépassée, mais elle permet de dresser un bout du décors :

Pour Schleiermacher, le vécu est à la base de ce que la théologie va dire et développer. La théologie découle de la communication religieuse issue de ce vécu et l’influence, mais elle s’en distingue du fait d’investir le discours scientifique. En revanche, pour situer la place de la théologie parmi les sciences, il faut partir d’une compréhension de ce qu’est le vécu religieux.

Pour Barth, ce qui est à la base de la théologie n’est pas le vécu religieux, mais Dieu dans sa révélation. La théologie n’est pas détachée du vécu religieux, mais sa norme est ailleurs : dans l’altérité radicale de Dieu, tel qu’il se révèle à l’être-humain. Elle dispose d’une indépendance radicale à l’égard de tout concept englobant de « science » ou de « religion ».

B. La religion en théologie

Par rapport à ces questions, la théologie contemporaine présente grosso-modo trois manières d’intégrer la dimension « religieuse » à l’activité théologique.

Je laisse de côté ce qui concerne l’histoire et les sciences des religions. Je ne m’intéresse ici qu’aux tentatives qui se présentent explicitement comme interne à la théologie.

1. Théorie de la religion

Une théorie de la religion vise à situer la place de la théologie comme science, sur l’arrière-plan de la « religion ». Elle fait donc partie, de manière générale, des sciences humaines et se préoccupe tout particulièrement de ce qui concerne le « religieux » – certain mettront particulièrement l’accent sur les aspects de l’absolu et de l’inconditionné qui s’expriment dans le champ religieux.

La notion de « religion » est ici une catégorie qui est constamment à redéfinir et à reconstruire. Elle est soumise au cercle herméneutique. Si par le passé elle pouvait opérer comme une « base anthropologique », les développements intellectuels imposés par le pluralisme mène maintenant à ce qu’elle soit comprise à partir de la pragmatique du champ de la communication religieuse (Niklas Luhmann). La religion est « discours religieux » (Folkart Wittekind).

Compris sous le paradigme de la communication, la religion est ce qui dans la société fait signe vers une différence fondamentale et irréductible par le fait de communiquer à son sujet. Au sein d’un champ général de communication, il y a des discours et des pratiques qui s’auto-identifient comme religieuses. Au moment où elle communique, la religion pose aussi sa propre différence par rapport aux autres expressions culturelles ou fonctions sociales. L’acte de communication, le moment de compréhension et le contenu de la communication sont dans une relation interdépendante.

Dans ce contexte, la théologie travaille à l’explicitation et à la description de ce qui se dit dans ce champ, avec l’aide de la discursivité scientifique.

Littérature

  • H. Tyrell, V. Krech & H. Knoblauch (éds.), Religion als Kommunikation, Würzburg, 1998.
  • Pierre Gisel et Jean-Marc Tétaz (éds.), Théorie de la religion, Genève, 2002.
  • Dietrich Korsch, Religionsbegriff und Gottesglaube, Tübingen, 2005.
  • Folkart Wittekind, Theologie religiöser Rede, Tübingen, 2018

Ici religion et théologie ne sont pas complètement séparées, mais ne se situent pas au même niveau. La théologie n’est pas de la religion et vice-versa. L’une est une science, l’autre est un phénomène humain dont le discours scientifique présente les contours.

2. Théologie comparée

La théologie comparée est la parente scientifique du dialogue inter-religieux. Elle partage un certain nombre d’outils avec les sciences comparées des religions, mais s’en distingue assez fondamentalement dans l’intention.

L’outil principal est le comparatisme. Mais la confrontation avec l’autre de religion ne se fait pas de manière distanciée et neutre. Elle doit au contraire mener à un approfondissement de mon propre horizon théologique et religieux. Celui, celle, qui fait de la théologie comparée est engagé personnellement dans l’une des deux religions qu’il met en comparaison. Dans cette perspective, la subjectivité religieuse du théologien, de la théologienne, est pleinement engagée et assumée.

La théologie comparée s’organise principalement autour d’études de cas – par exemple, une comparaison entre un texte hagiographique hindou et un texte hagiographique catholique, ou entre la récitation du Coran dans l’Islam et la récitation de la Torah dans le judaïsme. Le fait même d’effectuer l’étude de cas va induire des changements dans ma propre vision du monde, voire dans ma théologie. Elle va aussi renouveler le rapport que j’entretiens avec l’autre de religion.

Il s’agit là d’une option théologique qui assume résolument un tournant pluraliste en modernité – voir un tournant post-moderne. On renonce ici à toute explication générale et généralisante afin de laisser le travail porter ses fruits par lui-même – des fruits dont on ne peut anticiper les résultats. La strate visée par ce type de travail est moins une connaissance scientifique générale que la transformation de la compréhension de soi-même, de la compréhension de sa religion, de Dieu, etc. À plus grande échelle, il y a l’espérance que le fait de faire ce genre de travail favorise et influence la co-existence dans un monde pluraliste.

Littérature

  • Robert C. Neville, Behind the masks of God, Albany, 1991.
  • Francis Clooney, Comparative theology, Malden, 2010
  • Klaus von Stosch, Komparative Theologie als Wegweiser in der Welt der Religionen, Paderborn, 2012
  • Catherine Cornille, Meaning and method in comparative theology, Hoboken, 2020

Ici on renonce explicitement à l’établissement d’un cadre généralisant. La théologie comparée se fait, pour ainsi dire, au niveau immanent du vécu religieux en faisant usage des outils du comparatisme. Le travail théologique vise à une transformation directe de la dimension religieuse de la personne, ou des groupes, qui le pratique. Il n’y a donc pas vraiment de séparation entre religion vécue et théologie ici – mais la théorisation de leur relation n’est pas un enjeu de toute manière.

3. Théologie des religions

La théologie des religions a une place plus classique dans la théologie chrétienne. Elle est le domaine de la théologie qui explicite la place accordée aux religions non-chrétiennes dans une théologie donnée. Elle réfléchit à la validité des discours et des pratiques d’autres religions pour la foi chrétienne.

Ce domaine de la théologie est plus orientée sur une méta-réflexion systématique et sur l’herméneutique que sur l’étude de cas. Elle se construit face à l’interpellation que pose l’altérité religieuse pour la foi chrétienne. S’il y a d’autres religions, qu’est-ce qu’elles impliquent pour la religion chrétienne centrée autour du salut en Jésus-Christ par la foi? En conséquence, elle est surtout animée par la thématique sotériologique : dans quelle mesure les autres religions ont-elles une place dans la conception chrétienne du Salut ?

La discussion à ce niveau peut avoir des effets en retour sur les contenus doctrinaux traditionnels ou sur l’évaluation d’éléments doctrinaux ou pratiques d’une autre religion.

En 1982 Alan Race (Christian and religious pluralism, Maryknoll) a proposé une systématisation des grandes tendances en théologie des religions. Il propose de regrouper les tendances de la théologie des religions en trois modèles : (1) l’exclusivisme – le salut ne se trouve que dans la foi chrétienne ; (2) l’inclusivisme – les propositions de salut des autres religions sont intégrées dans la foi chrétienne ; (3) le pluralisme – il y a une pluralité de voies d’accès au salut qui sont irréductibles les unes aux autres. Par la suite des variations de cette systématisation ont été proposée, notamment suite au développement d’une théologie inter-religieuse.

Littérature

  • Alan Race, Christians and religious pluralism, Londre, 1983
  • Jacques Dupuis, Vers une théologie chrétienne du pluralisme religieux, Paris, 1997
  • Paul F. Knitter, Introducing theologies of religion, Maryknoll, 2002
  • Reinhold Bernhardt, Inter-religio. Das Christentum in Beziehung zu anderen Religionen, Zürich, 2019.

La théologie des religions a une fonction herméneutique, voire doctrinale. Elle peut se rattacher au magistère ecclésial, mais elle peut aussi opérer de manière plus individuelle. Elle est donc liée au champ religieux, mais en son sein elle tente de sortir le nez du guidon. Elle présente donc une plus grande abstraction que la théologie comparée, mais elle est aussi plus engagée dans la grammaire théologique traditionnelle qu’une théorie de la religion.

4. Des contradictions productives

Ces différents usages de la notion de « religion » en théologie ne se laissent pas harmoniser de manière évidente. Une théorie de la religion tend à neutraliser la « naïveté » pragmatique de la théologie comparée, mais aussi l’horizon ecclésial de la théologie des religions. La théologie comparée pourra reprocher à la théologie des religions et à une théorie de la religion d’empêcher tout exercice concret du dialogue interreligieux ou de la comparaison, du fait qu’elles ont déjà « figé » la relation dans un certain schème. La théologie des religions reprochera à la théologie comparée sa naïveté herméneutique et à une théorie des religions de perdre de vue l’objet de la théologie – Dieu – voire aussi de poser un schème général inopérant dans la situation du pluralisme.

La « spiritualité » pour discerner la religion en théologie

1. « Réunir tout en différenciant »

Ce qui est en jeu ici, c’est la capacité de la théologie de se doter d’un référentiel qui permette à la fois d’exprimer l’unité du genre humaine et de la vérité, tout en anticipant pas sa clôture : il y a une pluralité de fait, qui ne se laisse pas résorber et qu’il faut pouvoir habiter. Il faudrait donc un terme qui, pour la théologie, permette de « réunir tout en différenciant ». La notion de « religion » a été appelée à jouer ce rôle pour la théologie : c’est déjà le cas dans le dispositif politique dans lequel elle est investi lors de la Réformation, que dans la différenciation entre théologie officielle et religion privée opérée à partir des Lumières.

En modernité tardive, la catégorie « religion » semble s’être épuisée. Le mot ne semble plus être capable de « réunir tout en différenciant ». À sa place apparaît en force la notion de « spiritualité« . « Si la religion divise, la spiritualité rassemble » Tel pourrait être un slogan de l’usage contemporain du terme « spiritualité ».

Mais il faut être prudent : la notion de religion s’est transformée en une catégorie analytique pour les sciences humaines qui doit permettre de rendre compte à un niveau de généralisation scientifique d’un phénomène humain fondamental – d’où le développement d’une théorie de la religion. Ici la notion de « religion » s’est émancipée de son usage religieux, perdant par là-même la fonction positive qui pouvait être la sienne dans la pragmatique du langage religieux. La notion de « spiritualité » risque le même destin.

En conséquence, il me semble que la « spiritualité » doit avant tout être considérée comme un élément du langage religieux, qui pointe au-delà de lui-même – ce que la religion fait déjà de base. Elle n’a donc pas de plus-value analytique. Par contre c’est un élément qui dans le langage religieux vise pour ainsi dire à pointer au-delà de la « religiosité » de ce langage. Elle est premièrement un phénomène du langage chrétien, mais ce qu’est la « spiritualité » est appelé à se redire en fonction des contextes religieux.

2. Une compréhension protestante de la « spiritualité » en théologie

En tant que théologien protestant, je la comprends de la manière suivante : la « spiritualité » a pour horizon l’accomplissement réel de la personne en Dieu. Elle se manifeste dans des pratiques, des textes, des oeuvres d’art, des formes de vie, des discours. Pour la perspective donnée dans la foi chrétienne, le récit pascal offre la matrice pour la « constitution de soi » que la « spiritualité » engage et travaille. La « spiritualité » forme et constitue un soi excentrique qui trouve dans le triple commandement d’amour sa norme constitutive. Ce soi excentrique nait d’une communication et participe d’une communication. La « spiritualité » est « communication pascale » . La « vie chrétienne » est le lieu où vient s’articuler le « vécu » individuel et particulier en tant qu’il participe de la « communication pascale ».

En choisissant de faire de la « spiritualité » une composante de la théologie, on présente alors une évolution dans la compréhension de la théologie moderne héritée de Semler. Le vécu individuel est alors indissociable de l’exercice de la théologie, mais la théologie reconnaît en même temps la contextualité de toute les expressions de « spiritualité » et la cheville à une herméneutique de la vie (Simon Peng-Keller).

En théologie, la « spiritualité » est avant tout une dimension transversale, mais elle peut s’exprimer aussi comme domaine autonome. On peut notamment la constituer comme une science du discernement (Kees Waaijman, Gilles Bourquin). Sous cet aspect, elle mène constamment interroger les effets du discours sur la constitution de la vie personnelle ; elle a donc un oeil particulier sur la pragmatique du discours théologique, qu’elle renvoie constamment à son enracinement religieux et à ses effets dans la communication générale.

3. Discerner la « religion »

En situation de pluralisme, la théologie doit thématiser, d’une manière ou d’une autre, la « religion ». Nolens volens, c’est à partir de cette dimension indéfinie – et de sa problématisation – qu’elle trouve une place intelligible. Assumer le moment de la « spiritualité » en théologie et la particularité irréductible qui en est la condition, donne un cadre pour discerner les différentes thématisation de la « religion » présentes en théologie. Dans une perspective protestante, elle mènera notamment à poser les questions suivantes :

  • Dans quelle mesure la pragmatique du langage théorique contribue-t-elle au mouvement de constitution de la personne, telle qu’elle trouve en Dieu son accomplissement ?

La théorie de la religion ne peut pas faire abstraction de ses effets au niveau du langage religieux lui-même. Si elle revendique une certaine séparation à l’égard du niveau immanent de la « religion », celle-ci n’est que relative et non absolue (Schleiermacher).

  • Dans quelle mesure l’exercice de la rencontre concrète de l’autre de religion laisse-t-elle de la place à la pragmatique du récit pascal ?

La théologie comparée est très proche du niveau immanent de la « religion ». Elle doit donc se doter d’un critère qui fait que dans son exercice concret la dimension de « vérité » et de « norme » n’échappe pas complètement. (Barth)

  • Dans quelle mesure la réflexion herméneutique sur les conditions doctrinales de l’interaction interreligieuse donne-t-elle droit à la réalité concrète, et pour une part imprévisible, de la communication religieuse ?

Comme mouvement herméneutique, la théologie des religions doit être attentive à ne pas évacuer d’une part l’auto-position de la théologie dans le champ religieux et le fait que sa matière est la réalité concrète de la « vie chrétienne » et du dialogue qui se déroule souvent en-dehors de la systématisation doctrinale.


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