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Entre récapitulation, lutte et affirmation | Lectures

Durant ces vacances je me suis déjà plongé dans deux lectures : le premier volume de la Dogmatique pour la catholicité évangélique (Labor et Fides / Cerf, 1986)1 de Gérard Siegwalt et The Theological and the Political (Fortress Press, 2011) de Mark L. Taylor. J’ai également terminé la lecture de l’ouvrage Penser après Auschwitz (Cerf, 1986) du philosophe et rabbin Emil Fackenheim. La lecture de ces ouvrages me plonge dans des tensions importantes pour ma propre production théologique.

Récapituler par l’affirmation du fondement

La dogmatique proposée par Siegwalt se présente comme une entreprise de synthèse avec une très grande ampleur. Partant de l’expérience moderne de la crise des fondements, elle essaie de ré-articuler le système de la foi chrétienne – ce qu’il propose est un système ouvert, animé par un mouvement d’intégration de la pluralité du réel ou la pensée et sa recherche d’unité maintient son lien à l’expérience du mystère de Dieu. Le mot clef du geste proposé par Siegwalt dans ce premier volume est récapitulation2. Pour la foi chrétienne, Jésus-Christ récapitule d’une manière spécifique ce qui est déjà présent dans l’expérience du monde et de l’expérience de Dieu en son sein.

Dans la mesure où Siegwalt insiste constamment sur la dimension d’aporie et d’épreuve propre à cette perspective récapitulative – épreuve dont nous ne sommes pas arrivés au terme – elle ne me semble pas tomber dans les travers d’une perspective totalitaire close sur elle-même. Cette dogmatique est guidée par un principe d’ouverture réciproque des éléments de la réalité, les uns par rapport aux autres. En même temps elle développe une référence constante au fondement ontologique « essentiel » ou « ultime » (P. Tillich), qui étouffe à mon sens trop rapidement l’expérience du mal et de la souffrance3.

L’ampleur et la perspective me stimule beaucoup. En même temps, il y a quelque chose dans la posture induite par cette manière de déployer une discours théologique qui me gêne, ou qui me semble insuffisant.

Résister dans l’arène politique

À l’inverse, le texte de Taylor renonce à toute référence ultime, à toute affirmation de la transcendance. Bien qu’il y parle du « théologique« , la transcendance n’y est présente que par les ruines qui restent de son échec – en reprenant ici l’idée présentée par Ernesto Laclau d’une transcendance qui a échouée (failed transcendance).

Tel que je le comprends, Taylor essaie d’identifier le terrain d’une théologie – ou plutôt d’une théologique – qui serait celle des groupes qui luttent pour leur survie, la théologie des victimes de la tortures, des populations opprimées, etc. C’est une théologique où la référence à « Dieu » ne peut qu’être grotesque4, dans la mesure où elle a fait partie de l’arsenal de celles et ceux qui ont commis les pires atrocités. C’est la théologie manifestée par l’engagement politique et la production artistique de figures comme Diana Ortiz (1958-2021) ou Richard N. Wright (1908-1960).

La référence à la transcendance ne disparaît pas complètement, dans la mesure où la lutte exprime une forme d’espoir, une libération, d’une transformation du monde. Elle s’exprime au-travers des oeuvres artistiques et des réseaux de soutien qui se mettent en place autour de ces productions et des acteurices qui portent ces oeuvres dans la sphère publique et la lutte politique. Mais c’est une transcendance qui ne peut être détachée de l’immanence, qui renonce à se situer « au-dessus de la mêlée ».

J’ai beaucoup de sympathie pour cet essai – il exprime une forme d’exigence politique/culturelle que je ressens dans mon propre parcours théologique. Il indique ce qui me gêne dans le glissement hégémonique possible des dogmatiques modernes. Le texte de Taylor est à mon sens le pendant politique de la récapitulation proposée par Siegwalt. Il rappelle le discours théologique au solidarité desquelles il participe et du rôle de ces solidarités dans l’écrasement (littéral) de certaines vies.

En même temps, je sais aussi que dans ma propre position je ne peux pas – et ne veux peut-être pas non plus – renoncer à la référence à la transcendance – d’où mon attrait aussi pour la dogmatique de Siegwalt. Peut-être parce que je ne fais pas partie des groupes opprimés – et je ne sais pas encore bien dire ce que cela signifie pour moi aujourd’hui.

Refuser l’extermination

Penser après Auschwitz essaie d’énoncer les conditions de possibilités d’une vie juive après la Shoah. Fackenheim part de l’idée d’expérience fondatrice, comme expérience de la présence de Dieu, à la fois prescriptive et salvatrice5. Auschwitz se pose comme une nouvelle expérience fondatrice pour le judaïsme, qui pose des questions radicales : peut-il encore prier ? Peut-il encore célébrer le seder pascal ? Peut-il encore affirmer quelque chose au sujet de Dieu comme celui qui est intervenu dans l’histoire à la faveur de son peuple ?

Le défi qui est posé au judaïsme post-Auschwitz, d’après Fackenheim, c’est d’être témoin de ce que le juifs d’Auschwitz n’ont pas renoncé à leur propre témoignage, du fait de demeurer le peuple du Dieu qui se rend présent dans l’histoire. Ce défi est confronté par l’affirmation que de demeurer juif à la suite d’Auschwitz serait une impossibilité : parce qu’à Auschwitz, Dieu n’a pas sauvé son peuple, que le Messie n’est pas venu, qu’il n’y a plus d’espérance possible6. Ce défi unit tant ceux que Fackenheim appellent les juifs religieux que ceux qu’il appelle les juifs séculiers.

Le christianisme peut toujours être tenté de « spiritualiser » la situation infernale – de renvoyer à la présence de Dieu ailleurs lorsque l’on se retrouve confronté à son éclipse totale – la résurrection de Jésus comme dépassement de la situation de déréliction qu’était sa crucifixion. Ce que j’entends dans ce témoignage juif, c’est qu’il y a un moment donné où ce geste n’est pas permis – en tout cas pour le peuple élu parmi les nations. Dans ma perspective : le don de l’Esprit de vie est un don pour cette histoire – ou n’est pas, n’a jamais été et ne sera pas.


Pour l’instant j’en reste à la juxtaposition des textes de Siegwalt, Taylor et Fackenheim. Cette juxtaposition m’interroge sur la manière et les enjeux de mon écriture théologique : que provoque-t-elle dans le monde ? quel horizon porte-t-elle avec elle ? de qui est-elle solidaire ? sort-elle du témoignage ou demeure-t-elle en son sein ?

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  1. On en trouve une présentation succincte dans l’édition 1989 de la revue Laval Théologique et Philosophique[]
  2. La récapitulation selon Siegwalt est un geste qui à la fois présuppose une réalité donnée, la purifie de ce qui ne lui correspond pas et la mène à son accomplissement. cf. pp. 80-103[]
  3. Cf. en particulier pp. 227-231[]
  4. cf. pp. 212-219[]
  5. Ici Fackenheim fait référence à ce qu’il appelle l’expérience de la Mer Rouge, en référence à un Midrash d’Exode 15,2 – Mekilta de Rabbi Ishmael, 15:2.2[]
  6. cf. pp. 137-139[]

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