Table des matières
Je propose ici la traduction (aidée par DeepL) du texte du théologien protestant Thorsten Dietz Was ist Spiritualität. Ce texte est publié sur le site Fokus–Theologie, instance de formation d’adulte des Eglises réformées en Suisse alémanique. J’en profite par ailleurs pour recommander quelques Podcast de Thorsten Dietz : Das Wort und das Fleisch où il discute avec Martin C. Hünerhoff le développement du christianisme depuis les années 60 et Karte und Gebiet où il développe avec Tobias Faix une éthique transformative .
Résumé et commentaire | E. Jaillet
Résumé
L’article de Dietz propose une double entrée sur la notion de « spiritualité ».
Il présente d’une part une compréhension « chrétienne » de la spiritualité. Cette compréhension ne joue pas sur la distinction religion/spiritualité, et se comprend surtout comme une manière de « vivre dans la présence de l’Esprit ». C’est une existence relationnelle (avec Dieu, le prochain et le monde), qui offre une orientation à partir d’une perspective transcendante et qui est balisée par des rites.
Dietz présente ensuite une compréhension générale, ou libre, de la spiritualité qui affirme la distinction religion/spiritualité. Elle assume une distance critique à l’égard des traditions religieuses et ecclésiales. La transcendance y a également une place, mais elle est située premièrement au cœur de la personne humaine. C’est une spiritualité qui est au service d’une quête de la « vie bonne », dont la pertinence se mesure à son utilité pour cette quête.
L’article ne reste cependant pas sur une opposition stricte entre ces deux formes. Il souligne que ce mouvement critique face aux formes reçues de religiosité, de piété ou de spiritualité (de manières de vivre sa foi, de donner forme à sa vie à la lumière d’une forme ou une autre de transcendance) traverse déjà la tradition chrétienne elle-même. Aujourd’hui, moins qu’à une opposition entre « religion » et « spiritualité » on aurait affaire à un spectre de possibles qui va de la religion à la spiritualité.
Commentaire
L’article de Dietz offre un excellent portrait de la situation actuelle (2023) de la réflexion sur la spiritualité en théologie protestante de langue allemande. En assumant l’idée d’un « spectre » de possibilités spirituelles, il invite à dépasser des oppositions stériles et à s’engager dans une observation attentive, une recherche curieuse et un dialogue critique avec ce qui se présente comme « spiritualité » aujourd’hui.
Il y aurait un pas de plus à faire à mon sens en identifiant les dimension sociales et politiques liées à la thématisation de la « spiritualité ». Du point de vue de la foi chrétienne, ce qui est en jeu dans la spiritualité c’est le témoignage rendu à l’advenue du « Royaume de Dieu » en Jésus-Christ par la vie personnelle et communautaire. D’un point de vue général, ou libre, le déploiement de la « spiritualité » est lié à la quête de ce qu’est l’être humain (la personne) aujourd’hui – une quête qui implique le déploiement d’institutions justes (P. Ricoeur) liées à la reconnaissance mutuelle des personnes. Il me semble que d’un point de vue théologique, l’espace d’expérimentation et d’exploration indiqué par Dietz invite à penser la rencontre entre ces deux ordres, mais aussi les étincelles qui se forment sur les frontières. Elle implique de dire et penser la dimension politique et sociale de la spiritualité.
Qu’est-ce que la spiritualité ? | Thorsten Dietz
Sur les variantes chrétiennes et libres d’une aspiration profonde
Le mot « spiritualité » est sur toutes les lèvres. Mais comme c’est souvent le cas, il devient de plus en plus difficile de savoir ce que ces mots signifient réellement. Dans ce texte, je souhaite ouvrir une petite piste à travers la diversité des compréhensions de la spiritualité.
Religiosité ou spiritualité ?
En effet, dans le langage courant, on peut au moins observer une distinction récurrente : pour certains, la spiritualité est un élément important de leur foi. La spiritualité est comprise comme une sorte de religion pratiquée. Elle est marquée par les contenus et les convictions de la communauté religieuse concernée. Pour d’autres, la spiritualité est un concept opposé à la religion. De nombreuses personnes se considèrent aujourd’hui comme spirituelles – et non religieuses.
La double origine du terme « spiritualité »
Cette distinction a ses origines loin dans l’histoire de la notion. A l’époque moderne, nous pouvons parler (en simplifiant) d’une double origine du concept de spiritualité (cf. Peng-Keller 2010, 9-12). D’une part, on peut observer dès l’époque de l’Église ancienne l’utilisation du lexique de la « spiritualité » dans le sens d’une vie spirituelle, en référence aux développements pauliniens sur la vie dans l’Esprit. Le mot « spiritualité » est apparu dans les pays francophones au 17e siècle. Dans le contexte de la culture religieuse catholique, il désigne en perspective chrétienne une organisation approfondie de la vie à partir de la foi.
D’autre part, dans le monde anglo-saxon, on observe au XIXe siècle l’émergence d’une autre utilisation du mot, avec un net glissement de sens. La « spirituality » se distingue de la religion ou de la religiosité.
Là où la religion désigne la pratique historiquement déterminée et souvent socialement strictement régulée de sa propre foi, la spiritualité est comprise comme quelque chose de commun à l’humanité, comme une expérience universelle dans laquelle les êtres humains vivent une croissance intérieure.
Nous verrons plus tard que les deux concepts sont moins faciles à séparer qu’on ne le fait parfois (cf. Peng-Keller 2014). Mais pour l’instant, suivons cette piste. Je voudrais distinguer de manière typologique la spiritualité chrétienne et la spiritualité libre et nommer quelques aspects qui les caractérisent.
1 | La spiritualité chrétienne
« Spiritualité » vient de Spiritus, « esprit » en latin, dans le sens du Saint-Esprit de la foi chrétienne. Dans la référence à l’Esprit de Dieu, il est question d’une organisation de la vie dans la foi, d’un devenir organisé par l’Esprit Saint. Il en va de la spiritualité comme de tout ce qui est chrétien. Elle existe en de très nombreuses variantes, sous des formes confessionnelles (catholique, luthérienne, réformée, orthodoxe, pentecôtiste, etc.) qui, à leur tour, n’existent que dans un spectre très nuancé d’expressions, allant du traditionnel au progressif (cf. Dahlgrün 2018 et Zimmerling 2017-2020). Existe-t-il quelque chose comme de grandes lignes communes ? J’aimerais en donner un aperçu à l’aide de quatre caractéristiques fondamentales.
A Une existence en lien (Verbundenheit)
Le psychologue de la religion Anton Bucher décrit la spiritualité en général comme l’expérience vécue d’un lien intégral et global (Bucher 2007). Dans toute religion, il s’agit en effet de se situer dans une histoire particulière. La religion chrétienne est elle aussi un rattachement à une certaine conception de Dieu et du monde, que l’on résume souvent dans un grand récit de création, d’aliénation, de réconciliation et d’accomplissement. La spiritualité chrétienne se réfère toujours à Dieu, au Dieu trinitaire (cf. Dahlgrün 2018,3). Son but est d’intérioriser ce par quoi on est saisi et ce que l’on considère comme vrai, par la lecture de la Bible ou l’écoute de prédications, par une pratique qui cultive le lien avec Dieu, par exemple dans la prière ou la méditation et la contemplation.
Ce lien vertical avec Dieu s’inscrit souvent dans un axe horizontal, dans le lien avec sa propre communauté de foi, qui se manifeste par des offices religieux réguliers, de grandes manifestations ou des petits groupes très divers.
Pour renforcer ce lien, la journée ou la semaine est ponctuée de phases de réflexion, de temps de prière, de lecture, de musique religieuse ou de moments de silence. Pour s’assurer encore et encore du grand récit de sa propre foi, l’année est également ordonnée de manière chrétienne. Au cours de ce que l’on appelle l’année liturgique, des temps de célébration et de réflexion rappellent les aspects centraux de la foi, que l’on s’approprie sous de multiples formes.
Il existe bien entendu de nombreuses formes personnelles de spiritualité. Mais elles supposent toujours que cette pratique s’inscrive dans un contexte social, constitué par un ensemble de chants communs, par des prières qui sont familières pour tous (comme le Notre Père) et par des moments de recueillement dans des lieux mis à disposition par sa propre communauté de foi. Toutes ces expressions contribuent à centrer la vie, à l’orienter vers ce que l’on croit et vers celui avec lequel on veut être en lien.
B Une existence avec un but (Zielorientierung)
La spiritualité chrétienne est orientée vers un but. Cela est également mis en évidence par le concept de « Spiritus », l’esprit divin qui oriente et transforme la vie chrétienne.
Lorsque l’Esprit de Dieu ou de Christ habite dans les croyant-e-s (Rm 8,8-9), il leur permet de marcher dans l’Esprit, c’est-à-dire de vivre aussi avec Dieu à partir d’un lien profond avec lui.
Concrètement, cela conduit à une vie de sanctification (1 Th 4,3), à un processus de ressemblance avec le Christ (Rom 8,29 ; 1 Cor 11,1) et à être de plus en plus marqué par des comportements attribuées à Dieu ou au Christ ; ce que l’on appelle les fruits de l’Esprit, comme l’amour, la paix, la joie, la patience, etc. (Gal 5,22s).
Dans les traditions spirituelles des Églises, on a développé les variantes les plus diverses de manière de donner forme à la relation avec Dieu, notamment au-travers de l’image du « chemin spirituel ». Déjà dans le Nouveau Testament, on distingue les croyants débutants, avancés et mûrs (1 Cor 3,2 ; 1 Jn 2,14). La distinction entre les moments de la conversion (repentance) et l’approfondissement de la foi sont très répandus (He 6,1ss).
De telles cartes du chemin spirituel peuvent être d’une grande aide pour de nombreuses personnes. Elles montrent des chemins allant de l’éloignement de Dieu à la communion intime ou à l’unité avec Dieu. Elles donnent une orientation claire à leur vie. Au milieu de nombreuses expériences et de coups durs, les gens trouvent un point de référence. Elles aident également à mieux appréhender les périodes de crise.
La foi ne fonctionne pas toujours avec une même température. Elle connaît des périodes de désert, des croissances douloureuses, des phases de vide intérieur, des expériences nocturnes des sens et de l’esprit (Jean de la Croix) et des tentations (Martin Luther).
Selon le type de spiritualité, il existe de nombreuses aides pour pouvoir interpréter son propre vécu de manière à ce qu’il trouve sa place dans la logique d’un cheminement de la foi.
C Des rites
La spiritualité est toujours liée à des rituels. Nombre de ces rituels se réfèrent à ce que l’on appelle traditionnellement des sacrements ou des moyens de salut, comme le baptême et la Cène, qui sont reconnus dans presque toutes les Églises. Toutes les formes de spiritualité classique savent que Dieu lui-même est toujours invisible et indisponible. La communion avec Dieu dépend d’une médiation tangible.
Dieu ne se laisse pas saisir – et en même temps, il se rend accessible. Cette conviction se retrouve dans de nombreuses variantes à travers l’histoire de la spiritualité.
Dans l’histoire de la spiritualité chrétienne, une multitude d’exercices (Harms 2011) ont été développés, par lesquels on cherche à approfondir sa foi. Mais il existe aussi souvent une hiérarchisation claire des voies par lesquelles Dieu veut être trouvé. La parole de Dieu est au centre de la plupart des formes de spiritualité protestante. Pendant la Réforme, on pensait en premier lieu à la prédication de l’Évangile de Jésus-Christ. L’utilisation de la Bible à des fins d’édification en fait également partie, tout comme les catéchismes, les psautiers, les livres de prières et de recueillement.
La Parole de Dieu est essentielle dans toutes les formes de christianisme. Mais d’autres moyens et rituels peuvent être au centre : les sacrements dans l’espace catholique, les icônes de l’Église orientale, ou encore des formes de prière extatique comme dans le mouvement pentecôtiste (prière en langues, autrefois « parler en langues »). Seul celui qui prend Dieu au mot (ou le reçoit dans le sacrement, etc.) pourra le trouver partout. Dans le travail comme dans le silence.
Cette focalisation sur les rites fait sens aujourd’hui encore : ils apportent un soutien. Ils créent des routines qui renforcent une orientation intérieur dans un monde souvent confus.
D Présence de l’Esprit
La spiritualité ne se limite pas à l’agir. Elle est encore plus fondamentale. La manière dont nous percevons les choses est déjà un enjeu spirituel. C’est ce que je veux dire ici par l’idée ambiguë de « présence de l’Esprit » (Geistesgegenwart). D’un point de vue chrétien, on pourrait désigner ainsi une vie dans l’Esprit (Rm 8,8). Mais la signification plus ordinaire de cette notion peut également nous aider.
Une personne qui est dite être « présente d’esprit » est capables de réagir rapidement et de manière adéquate à une nouvelle situation. Elles voient le changement et l’évaluent correctement. C’est exactement de cela qu’il s’agit dans la vie dans l’Esprit.
Le Nouveau Testament parle du discernement des esprits, c’est-à-dire de l’examen de la manière dont un défi concret doit être évalué et de la façon dont il convient de parler ou d’agir dans ce contexte. Tout doit être jugé spirituellement (1 Corinthiens 2,15). Cela se donne à voir dans les pratiques fondamentales de la foi chrétienne : la Cène ne consiste pas seulement dans le fait de croire que Jésus-Christ se donne dans le pain et le vin. La spiritualité chrétienne implique l’art d’une perception renouvelée. La vie spirituelle implique un regard différent sur tout. Sur soi-même en tant qu’enfant de Dieu. Sur les autres croyant·e·s en tant que frères et sœurs dans le Seigneur. Il s’agit de voir le prochain dans les personnes en détresse, et même plus : de reconnaître en elles le Christ : « Ce que vous avez fait à l’un de ces plus petits d’entre les miens, c’est à moi que vous l’avez fait. » (Mt 25,40)
Cette dimension de la perception devient de plus en plus importante en particulier dans les phases avancées du cheminement spirituel. La religion n’est plus seulement une sphère particulière de notre vie à côté d’autres sphères ; et encore moins une dimension qu’il faudrait élargir le plus possible au détriment de toutes les autres sphères de la vie. Il s’agit d’un service rendu à Dieu dans la vie quotidienne (Rm 12,1-2), dans lequel toute action est spirituelle. Pouvoir voir dans l’exercice quotidien de la profession (Beruf) un service pour le royaume de Dieu, tel était l’objectif de la piété de la Réforme.
Percevoir toute chose sous le signe de l’amour, accepter et façonner tout défi à la lumière de la rédemption, compter toujours sur l’efficacité de Dieu dans tout ce qui arrive : Une telle attitude est souvent le but d’une spiritualité arrivée à maturité.
2 | La spiritualité libre
Outre une spiritualité spécifiquement chrétienne, il existe aujourd’hui ce que j’aimerais appeler ici une spiritualité libre. En plus de l’histoire du terme, nous pouvons nous appuyer sur un usage courant de la langue. Depuis quelques décennies, de plus en plus de personnes se qualifient de spirituelles, mais pas de religieuses (cf. Utsch/Klein 2011 ; Stolz e.a. 2022). Au sein de la spiritualité chrétienne, cette différence n’a pas de sens, car pour elle la « spiritualité » est une organisation de la vie dans le sens de la foi chrétienne. C’est pourquoi de nombreuses personnes continuent à se définir comme religieuses et spirituelles. Mais qu’entendent par « spiritualité » celles et ceux pour qui ces deux termes ne marquent pas seulement une différence, mais souvent aussi une opposition ?
A Liberté
La spiritualité est considérée comme une dimension de l’existence humaine. Elle est d’autant plus importante que les conditions de vie se révèlent souvent inhumaines.
Les personnes spirituelles refusent d’être réduites à ce qu’elles peuvent accomplir, aux choses extérieures, mesurables et calculables. Face ces réalités, la spiritualité fonctionnent pour ces personnes comme l’indice d’une opposition. La spiritualité est synonyme de profondeur par rapport à ce qui reste superficiel.
La spiritualité concerne ce qui est véritablement humain, le plein potentiel de la personnalité humaine. Il s’agit de liberté intérieure, et ce dans un sens plus large que la simple capacité à prendre des décisions librement (cf. Marti 2019). Comme il s’agit notamment de la réalisation d’une liberté globale, la religion apparaît comme quelque chose de plutôt étroit.
Comparée à la religion, la spiritualité est considérée comme moins doctrinaire, moins institutionnelle, moins fixe et moins réglementée. En revanche, elle est considérée comme plus globale, plus proche du quotidien, plus diversifiée et plus ouverte.
B Transcendance, ou dépassement, de soi (Selbsttranszendenz)
Ce serait un malentendu de confondre le pathos de liberté de la spiritualité moderne avec l’autoréférence ou même l’égoïsme. La spiritualité ne se limite pas à être une connaissance de certains contenus, mais implique l’expérience personnelle. Les expériences spirituelles doivent justement faire éclater la structure de la vie quotidienne. Du point de vue de la spiritualité libre, c’est précisément ce qui fait que les religions sont trop étroites : le fait qu’elles ne seraient pas ouvertes à la nouveauté, à l’étrangeté, mais qu’elles semblent aspirer à un enracinement toujours plus profond dans ce qui apparaît comme familier. De ce point de vue, la religion agit comme un filtre. Toutes les expériences possibles de ce monde sont inscrites dans la vision du monde globale d’une vérité religieuse que l’on s’est approprié. C’est pourquoi celles-ci doivent être sans cesse répétées et approfondies.
C’est ce qui rend les formats religieux classiques si prévisibles et ennuyeux du point de vue de la spiritualité libre. Les exercices religieux apparaissent comme des répétitions incessantes, une boucle infinie.
De ce point de vue, les religions apparaissent comme des rétrécissements humains, contraignants et autoritaires. Pour une telle attitude, tout peut devenir une expérience spirituelle : Le chant et le silence, la sexualité comme le sport, l’harmonie avec la nature comme la rencontre profonde avec d’autres personnes. Et tout peut devenir médium de cette expérience : les pierres précieuses et les talismans, le thé vert ou l’art d’entretenir une moto.
C’est pourquoi tout est sacré et que rien ne l’est. Autrement dit, seul la personne humaine est sacrée, car pour elle tout peut devenir une occasion de rencontre avec la profondeur de l’existence.
C Individualité
L’individualité et la pluralisation qui en découlent font partie du concept moderne de spiritualité. Avec son étude La diversité des expériences religieuses (1902), William James a écrit un classique de la psychologie religieuse dans lequel la spiritualité moderne se sent bien comprise.
L’ouverture à toutes les voies possibles est une possibilité fondamentale du cheminement personnel, pour autant qu’elles stimulent le propre mouvement de recherche et la quête qui l’anime. En Occident, la rencontre avec d’autres religions a sans doute aussi largement contribué à ce que l’on n’aspire plus seulement à la résonance et à l’accomplissement dans sa religion d’origine.
La méditation zen japonaise, le yoga indien, la sagesse des soufis, les rituels d’initiation des peuples indigènes, autant de chemins d’expérience de l’humanité qui, aujourd’hui encore, peuvent faire résonner quelque chose de profond en nous.
L’individualisme spirituel est tout à fait ouvert à la communauté. Les rencontres profondes avec d’autres personnes sont expressément valorisées comme un enrichissement, voire un objectif de l’ouverture spirituelle. Il s’agit cependant toujours de communautés électives et jamais de communautés imposées, par exemple en raison de l’appartenance à une même confession.
Nietzsche résumait déjà une telle attitude au XIXe siècle : « ‘Voilà quel est à présent mon chemin – où est le vôtre ?’, répondais-je à ceux qui me demandaient ‘le chemin’. Car le chemin n’existe pas » (Nietzsche 1988, 245)
D L’horizon de la vie bonne
La spiritualité libre ne connaît pas de but absolu. Elle ne connaît pas de mesure divine à laquelle il faudrait se conformer. Cela ne signifie en aucun cas que cette spiritualité est sans but ou même arbitraire. En fait, il existe des idées très claires sur ce qui distingue une bonne spiritualité d’une mauvaise. Une bonne spiritualité est respectueuse de la personne et de la vie. Alors que dans la spiritualité chrétienne classique, on attache souvent une grande importance au fait qu’elle ne doit pas viser une utilité particulière, il en va autrement pour la spiritualité libre. Une orientation radicale sur l’axe vertical, vers les exigences d’une transcendance divine, quelles qu’en soient les conséquences pour la vie quotidienne, lui est étrangère.
Que faire d’une spiritualité qui n’améliore pas la vie humaine et qui, dans le pire des cas, lui nuit ?
La spiritualité libre doit être utile en ce sens qu’elle sert à l’épanouissement et à la réussite de la vie humaine. La spiritualité est comprise comme une ressource de sens, une source de force intérieure qui favorise la santé mentale et aussi physique.
Un exemple typique d’une telle spiritualité utile est la méditation de pleine conscience selon Jon Kabat-Zinn (*1944).
Alors qu’il était encore étudiant, le futur professeur de médecine Kabat-Zinn a appris les formes de méditation bouddhiste et les a intégrées dans sa vie personnelle. Convaincu de la force thérapeutique de ces exercices, Kabat-Zinn a cherché des moyens d’utiliser leurs effets bénéfiques dans le contexte médical. Au fil du temps, il a développé une introduction aux exercices de pleine conscience que les patient·e·s peuvent apprendre en quelques semaines.
Entre-temps, de très nombreuses études ont démontré que le programme de réduction du stress basée sur la pleine conscience (Mindfulness-Based Stress Reduction, MBSR) de Kabat-Zinn est bénéfique pour de nombreux défis en matière de santé (des troubles de l’anxiété et de la dépression à la gestion des douleurs chroniques ou des maladies immunitaires). C’est typique de la spiritualité libre : seul ce qui sert à une bonne vie peut être considéré comme une bonne spiritualité, quel que soit le contexte religieux qui y a été associé dans le passé.
3 | Approcher la diversité des expériences spirituelles
A Des oppositions irréductibles ?
Il est indéniable que le paysage religieux actuel est en pleine mutation. L’un des plus grands changements de ces dernières décennies réside dans le fait que l’empreinte de la religion confessionnelle ne cesse de reculer. Il s’agit toujours de la religion au sens classique du terme : des personnes qui partagent certaines convictions religieuses, participent à des rituels et des cérémonies traditionnelles et se reconnaissent comme membres d’une institution particulière. Il ne sert à rien de considérer cette tendance comme une simple évolution européenne, alors que la croissance des religions dans le Sud la relativiserait. Cette croissance s’inscrit notamment dans le cadre d’évolutions démographiques générales et se produit dans un horizon culturel totalement différent de celui des pays occidentaux, qui sont tous issus d’une domination séculaire des églises chrétiennes. Parallèlement au recul de l’empreinte religieuse, on a assisté au cours des dernières décennies à une forte augmentation du nombre de personnes qui se considèrent comme spirituelles et non religieuses.
La spiritualité libre est-elle l’avenir de ce que nous connaissons aujourd’hui comme pratique religieuse classique ? Sommes-nous confrontés à des oppositions irréductibles ? Ici l’empreinte de la tradition, là l’expérience personnelle, ici l’attachement à une religion particulière, là la liberté sans contrainte, ici la communauté solide des croyants, là un réseau libre de personnes ouvertes et en recherche, ici les institutions religieuses, là les individus et leurs communautés ponctuelles.
Il n’est pas rare que de véritables figures d’ennemis se forment. Ici, c’est le mépris de l’ésotérisme, là l’aversion pour les dogmes ecclésiaux déconnectés de la vie, ici la mise en garde contre les gourous charismatiques, là la suspicion envers la hiérarchie élitiste de l’Église.
D’un point de vue spirituel, la piété des églises est critiquée comme étant étroite, ennuyeuse ou éloignée du quotidien. La religion ecclésiale est souvent considérée dans son ensemble comme autoritaire, hostile à l’individu et rétrograde. Du point de vue de la religion conservatrice ou fondamentaliste, le mot même de spiritualité est souvent fortement rejeté. La spiritualité est rejetée comme ésotérique, comme signe de la fin des temps ou même comme étant liée à l’action de puissances démoniaques.
Pendant longtemps, les églises ont pu adopter une stratégie consistant à qualifier tout ce qui est religieux en dehors d’elles de peu sérieux, d’exalté, voire de dangereux. Mais les églises n’ont plus cette influence, et sont elles-mêmes soumise à une importante surveillance critique. Cette opposition subsiste-t-elle, mais avec un déplacement croissant des forces ?
B Un spectre religieux-spirituel
Le dernier paragraphe a fait appel à de nombreuses oppositions, dont certaines sont encore répandues aujourd’hui. Il est temps de souligner que nombre de ces oppositions prétendument claires sont en fait bancales. L’Église n’est que rarement, voire jamais, aussi « dogmatique » et rigide que beaucoup la voient. Au contraire : de nombreuses nouvelles offres spirituelles ont désormais leur place dans les églises.
En particulier, l’opposition entre spiritualité libre et religiosité traditionnelle est tout sauf nouvelle (cf. notamment Peng-Keller 2014). De telles oppositions se retrouvent dans toute l’histoire des religions. Dans l’Ancien Testament déjà, nous trouvons une critique des prophètes à l’égard de la piété traditionnelle. « Je déteste vos fêtes, je ne veux plus les voir, dit le Seigneur. Je ne peux plus sentir vos assemblées solennelles [… Éloignez de moi le vacarme de vos cantiques ; je ne veux plus entendre le son de vos harpes » dit le prophète Amos (Am 5,21.23). La piété traditionnelle perd toute valeur si elle ne permet pas de répondre aux besoins des personnes avec qui nous vivons, c’est ce qu’affirme la Bible depuis longtemps.
Les prophètes d’Israël sont sûrs d’une chose : en fin de compte, Dieu ne s’intéresse pas à ces formes extérieures de piété, même si elles sont fondées dans les pratiques du temple et dans la Parole de Dieu, comme l’est le culte sacrificiel (cf. aussi Esaïe 1,10-20).
Dans les psaumes également, l’attitude intérieure est considérée comme plus importante que la pratique extérieure de la piété traditionnelle : « Offre-moi plutôt ta reconnaissance, à moi ton Dieu, et tiens les promesses que tu m’as faite, à moi, le Très-Haut ». (Ps 50,14)
Jésus se réfère plusieurs fois à cette critique des prophètes sur la piété : « Je veux la bonté et non le sacrifice » (Mt 12,7). Jésus condamne des pratiques de prière répandues à l’époque. Il y voit du bavardage et de l’hypocrisie (Mt 6,5.7). De la même manière, Paul critique de nombreuses formes de pratiques spirituelles (jeûne et célébration) qui allaient de soi à l’époque (Rm 14 ; Col 2,16.21-23).
La Réforme du XVIe siècle a également marqué une rupture majeure dans le domaine des pratiques spirituelles. La Réforme de Zwingli, en particulier, a entraîné une vaste critique de nombreuses formes de piété ecclésiale, de la vénération de Marie et des saints à la pratique du jeûne, en passant par de nombreuses représentations picturales et artistiques de la foi, qui avaient apporté un soutien et une orientation vitale à un nombre non négligeable de personnes.
Enfin, au XVIIIe siècle, le piétisme et les Lumières se sont à leur tour démarqués d’une piété centrée autour de la Parole de Dieu propre à l’ère confessionnelle, laissant place à des approches plus individuelles et plus émotionnelles de la foi. Et cela ne s’arrête pas là : la louange contemporaine et d’autres nouveaux styles musicaux ont mis fin en maints endroits au XXe siècle à une culture séculaire du chant choral sacré.
Le fait que les formes traditionnelles de spiritualité tombent sous le coup de la critique est une caractéristique typique du christianisme primitif et de la Réforme. Les formes de piété peuvent perdre de leur force, les exercices spirituels peuvent tomber en désuétude. Le changement fait partie des constantes de l’histoire de la spiritualité.
Pour la tradition réformée, le souvenir des iconoclasmes du XVIe siècle peut être utile. Les débuts de la Réforme ont été marqués par des destructions répétées d’œuvres d’art sacrées. Par aversion pour la piété chrétienne ? Non, mais précisément en raison d’une forte piété chrétienne qui remettait en question la valeur des images, des statues et des autels en raison d’un respect approfondi de Dieu. La conscience de la sainteté de Dieu s’insurgeait contre tout ce qui pouvait ressembler à une vénération ou à une adoration d’images.
L’opposition entre la spiritualité ecclésiale et la spiritualité libre dans son ensemble n’est pas nouvelle. Au cours de tous les siècles, des formes nouvelles et libres de spiritualité se sont formées à côté et en dehors de la piété officielle de l’Église.
Au début de l’histoire du mot « spiritualité », celui-ci a été utilisé de manière critique contre les nouveaux éléments apporté par une piété de type mystique ! Dans l’histoire du christianisme, la spiritualité ecclésiale et la spiritualité libre ont depuis très longtemps entretenu de multiples relations, s’inspirant et se critiquant mutuellement. Ce qui est nouveau aujourd’hui, c’est la liberté garantie par l’État pour les développements spirituels de toutes sortes. Il n’y a plus de police religieuse contre la croissance spirituelle sauvage.
Les croyants attachés à la tradition devraient donc être réticents à condamner immédiatement les nouvelles formes de spiritualité comme un danger ou une déviation. Car de telles innovations ont toujours fait partie de la tradition des Églises.
L’histoire des réformés a toujours été marquée par des bouleversements et des mouvements de renouveau. Ainsi, ce n’est qu’au cours des dernières décennies que le protestantisme a connu une forte intégration de formes de piété autrefois considérées comme typiquement catholiques : Le pèlerinage, les exercices spirituels, la contemplation – ces formes sont aujourd’hui tout aussi réformés que la prière des psaumes ou même les chants de Taizé. Aujourd’hui, nous n’avons pas affaire à deux camps, mais à un large spectre religieux et spirituel.
C Dépassement des frontières
Devrions-nous donc déclarer inutile la distinction entre spiritualité chrétienne et spiritualité libre ? Non, cette distinction entre religion et spiritualité s’est aujourd’hui faite sa place et importante pour de nombreuses personnes.
Comme Églises, il serait présomptueux de simplement s’approprier toutes les formes de spiritualité pratiquées aujourd’hui et de les labeliser comme « chrétiennes ». Le fait que de nombreuses personnes se détournent de l’Église et de ses offres devrait tout d’abord être respecté et soumis à réflexion par cette dernière.
De nombreuses personnes en ont fini avec les églises. Pour eux, leur histoire est trop entachée de violence et d’intolérance et leurs structures permettent trop d’abus et d’exclusion.
C’est pourquoi les chrétiens et chrétiennes devraient se garder de soupçonner tout ce qui leur semble nouveau ou étranger. Un regard plus attentif sur de nombreuses offres de spiritualité libre devrait plutôt montrer combien l’héritage du monde chrétien ou du moins des grandes religions y est intégré. Et avec le temps, de nombreuses nouveautés ont adopté le recentrement sur la relation à Dieu typique de la spiritualité chrétienne.
Nous avons besoin de plus d’ouverture des deux côtés, et de plus de curiosité pour ce qui se passe à la frontière. De nombreux développements actuels ne peuvent pas être simplement distribués en deux catégories : les formes traditionnelles ou nouvelles de spiritualité. Nous vivons des bouleversements dans l’Église et la société, des mouvements de recherche religieuse et spirituelle de différents côtés.
Notre dossier Vivre et prier spirituellement sera consacré à de tels déplacements à la frontière. Cette série veut faire preuve de curiosité et souhaite aussi en éveiller : À quoi ressemble la spiritualité de celles et ceux qui en ont fini avec la religion et l’Église ? Quels traits fondamentaux peut-on découvrir aujourd’hui dans les offres spirituelles des Églises ? Est-il encore vrai que les Églises sont incapables de respecter les chemins individuels des personnes ouvertes à la spiritualité ? Quelles sont les évolutions en cours dans le christianisme ecclésial ? Ces évolutions ont-elles aussi quelque chose à dire à celles et ceux qui pensent avoir dépassé l’Église et le christianisme ?
Peut-être que des découvertes et des expériences passionnantes nous attendent dans cette région frontalière, plus que nous ne le pensons.
Bibliographie
- Anton A. Bucher (2007): Psychologie der Spiritualität. Ein Handbuch, Weinheim: Beltz.
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- Corinna Dahlgrün (2018): Christliche Spiritualität. Formen und Traditionen der Suche nach Gott, Berlin/Boston: De Gruyter.
- William James (2014): Die Vielfalt religiöser Erfahrungen. Eine Studie über die menschliche Natur, Frankfurt: Suhrkamp Verlag.
- Lorenz Marti (2019): Türen auf. Spiritualität für freie Geister. Freiburg: Herder Verlag.
- Friedrich Nietzsche (1988): Also sprach Zarathustra. KSA 4. Berlin/New York: De Gruyter.
- Simon Peng-Keller (2010): Einführung in die Theologie der Spiritualität, Darmstadt: Wissenschaftliche Buchgesellschaft.
- Simon Peng-Keller (2014): Zur Herkunft des Spiritualitätsbegriffs Begriffs- und spiritualitätsgeschichtliche Erkundungen mit Blick auf das Selbstverständnis von Spiritual Care. Spiritual Care 3 (2014/1), 36-47.
- Jörg Stolz u.a. (Hg.) (2022) Religionstrends in der Schweiz Religion, Spiritualität und Säkularität im gesellschaftlichen Wandel, Wiesbaden: Springer VS.
- Michael Utsch / Konstantin Klein (2011): Religion, Religiosität, Spiritualität. Bestimmungsversuche für komplexe Begriffe, in: Klein, Constantin/Berth, Hendrik/Balck, Friedrich (Hg.): Gesundheit – Religion – Spiritualität. Konzepte, Befunde und Erklärungsansätze, Weinheim: Beltz.
- Peter Zimmerling (2003): Evangelische Spiritualität, Wurzeln und Zugänge, Göttingen: Vandenhoeck & Ruprecht.
- Peter Zimmerling (2017-2020): Handbuch Evangelische Spiritualität. Band 1: Geschichte. Band 2: Theologie. Band 3: Praxis. Göttingen: Vandenhoeck & Ruprecht.
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