Procès

Le mal de l’institution

[Cet article suit l’idée de l’écriture itérative de Thierry Crouzet. Vos commentaires, réflexions et critiques participeront de l’écriture continue de cet article]

En matière d’institution je me sens bien dans le même bateau que de nombreuses personnes. Peu expert et peut-être franchement impertinent, voir incompétent. Mais j’ai envie de donner écho à cette question qui vient d’un conseiller synodal de l’Eglise Evangélique Réformée du canton de Vaud.

Si, malgré la bienveillance et la bonne volonté individuelle, une institution est maltraitante, c’est que la loi a pris le pouvoir sur l’humain?

Laurent Zumstein, Facebook, 16.05.2020, 08:03

La plainte à l’égard de l’institution est un basso continuo dans l’EERV, depuis que je la fréquente – c’est-à-dire depuis toujours en ce qui me concerne. Mes deux parents étant pasteurs de cette église, on peut dire qu’arrivant dans ce monde en 1992, je suis né dans cette Eglise. J’ai pour ainsi dire grandi avec le projet d’Eglise à venir vivant directement dans ma famille les turbulences qu’il occasionne et a occasionné.

Sur ce qu’est Eglise à venir voir :

Dans ce qui suit, je vais reprendre chacune des phrases de la question du conseiller synodal Laurent Zumstein et donner une ouverture sur la notion de « discernement des esprits ».

Bienveillance et bonne volonté

Le début de cette question montre une situation de procès. Il y a un jugement qui a lieu et un verdict qui doit être rendu. L’institution et ses acteurs sont convoqués au tribunal. Il va falloir rendre des comptes.

Cette situation de jugement n’est pas étrangère à l’Eglise. Elle y est soumise depuis son origine. C’est le jugement qui porte sur Israël depuis le début de son existence en tant que peuple élu par Dieu pour manifester sa gloire dans le monde. Cf. Amos 3,2 ; Matthieu 25,31-46 ; Romains 2,12-16. Israël remplit-il ou ne remplit-il pas sa part du marché ? La question est aussi adressée à l’Eglise.

La bienveillance et la bonne volonté : la recette du succès dans les relations professionnelles. Un ingrédient essentiel à la mission de l’Eglise. Mais voilà que « malgré » la bienveillance et la bonne volonté, il y a quand même de la maltraitance.

Si la bienveillance et la bonne volonté semblent faire partie de ce que l’on peut attendre de la vie de l’Eglise, la maltraitance ne devrait pas en faire partie. Si l’Eglise maltraite, c’est qu’elle brise son contrat, c’est qu’elle manque sa raison d’être.

Un procès implique des témoins. Que vont-ils dirent ? Vont-ils confirmer ou infirmer la bienveillance et la bonne volonté affirmées par certains ? Vont-ils confirmer ou infirmer l’accusation de maltraitance qui motive le procès ? Au bout du compte, quel sera le verdict du juge ?

C’est un procès embêtant. L’Eglise est remise en cause dans sa tâche. La bienveillance et la bonne volonté ne semblent pas suffirent pour qu’elle ne tombe pas sous l’accusation.

L’Eglise devrait être la communauté de témoins dans le procès qui oppose Jésus-Christ et le monde. Mais que se passe-t-il lorsqu’elle-même est mise au rang des accusés, que cette accusation provient de l’intérieur de l’Eglise elle-même ?

Mais la question posée par Laurent Zumstein est peut-être plus précise que ce que je viens de développer et permettrait une issue favorable au procès : ce n’est pas l’Eglise, mais l’institution qui est maltraitante. Peut-être l’Eglise est-elle quand même blanche de ce dont on l’accuse ? Peut-être que les individus sont quand même saufs ?

Institution maltraitante

Dans la question posée par Laurent Zumstein, c’est l’institution qui est inculpée.

Là aussi, qu’est-ce que ça veut dire ? Que dit-on quand on dit que l’institution maltraite ?

L’institution est une personne collective formée par nos interactions et objectifiées par des textes fondateurs. C’est pour cela qu’elle a un statut légal. C’est ce que l’on entend par le terme de personne morales.

Quand on parle de l’institution dans ce procès, on parle de l’Eglise EERV, son fonctionnement et son existence.

Au niveau du droit elle est bien une personne morale. La LEERV (RSV 180.11) le dispose clairement en son article 3.1 : « L’EERV est une institution de droit public dotée de la personnalité morale ». Son identité est définie par ses Principes Constitutifs (LEERV art 2). Elle s’organise librement (LEERV art. 4.1). Le synode (délibératif) se dote d’un Règlement Ecclésiastique en conformité avec les conditions générales données par la LRCR (180.51).

Quand on parle de l’institution, c’est donc de l’EERV comme personne morale dont on parle. Pragmatiquement, cette personne morale ce n’est rien d’autre que le jeu auquel nous jouons ensemble en fonction d’un ensemble de règles reconnues. À ces règles reconnues se rajoutent tout un set de règles implicites, connues ou inconnues, explicitées ou cachées.

L’institution EERV, celle à laquelle on peut imputer quelque chose, celle que l’on accuse de tant de maux depuis tant d’années, c’est cet ensemble de personnes individuelles et collectives (les paroisses ont aussi la personnalité morale) qui acceptent de jouer à un même jeu. On reconnait ceux qui participent à ce jeu du fait de leur adhésion (explicite ou implicite) à un certain nombre de règles communes, dont la partie objective est donnée dans des documents publiques. Si elle est inculpée, ce sont par extension tous les joueurs qui sont inculpés – heureusement que le droit Suisse fait la distinction entre personne physique et personne morale ! Cette artifice semble retarder un peu l’issue du jugement…

Le récit d’Actes 15 donne dans les grandes lignes une base narrative biblique pour réfléchir ce processus et comment « Dieu » y joue un rôle. Il y a même la production d’un texte officiel : Actes 15,23-29, la lettre qui est transmise aux communautés de Syrie. Mais ce n’est pas autre chose qui se passe lorsque Dieu donne sa Loi à son peuple. Exode 19,1-9.

En conséquence, j’aimerais interpréter de la façon suivante l’accusation dont se fait porteuse la question de Laurent Zumstein. Je parle en « nous » parce que je m’inclus dans ce qu’est l’institution EERV.

Lorsque nous disons qu’il y a maltraitance de la part de l’institution, nous disons que dans notre manière de jouer ensemble au même jeu nous nous maltraitons les uns les autres.

L’accusation porte sur la manière de jouer au même jeu. Dans un jeu, il y a plusieurs manières d’être maltraitant.

  • en utilisant les règles au désavantage d’autrui pour avoir l’avantage à soi.
  • en utilisant les règles pour battre l’autre
  • en ignorant les règles (intentionnellement ou par paresse).
  • en brisant les règles reconnues pour son propre avantage – c’est ce qu’on appelle tricher.
  • en cachant une partie des règles du jeu – celles qui ne sont pas écrites, ni connues.

Il y a tant de manières pour l’institution d’être maltraitante. Nous avons tant de manière d’être maltraitants les uns avec les autres. Mais il ne faut pas nous voiler la face sur qui est à accuser dans ce processus.

La faute à la Loi?

À vrai dire, la question de Laurent Zumstein me semble un peu désespérée : quand nous nous maltraitons les uns les autres dans le jeu que nous jouons ensemble, est-ce que ce ne serait pas la faute de la Loi? Si l’institution maltraite, ne serait-ce pas parce que la Loi nous déshumaniserait?

En fait, nous nous serions trompés depuis le début! Si l’institution ecclésiale est mise au rang des accusés ce ne serait pas de sa faute. C’en est une autre qu’il faudrait accuser !

Ma réponse : Non.

Non, ce n’est pas la faute de la Loi si nous nous maltraitons les uns les autres. Si l’on remet la faute sur la Loi nous voilons notre propre responsabilité dans les faits en causes.

Si l’institution est maltraitante, si le jeu que nous jouons ensemble est maltraitant, c’est que le mal et la division ont pris le dessus sur l’humain. La Loi ici ne fait que mettre en lumière la souffrance, la malveillance et l’injustice qui traverse le jeu que nous jouons de fait.

Certains ne disent pas tout. Certains cachent leurs cartes. Certains n’ont pas la paix s’ils n’ont pas gagné. Certains disent jouer, mais ont en fait cessé de jouer. Certains sabotent le jeu. Certains refusent de jouer à un jeu où chacun a sa place, le jeu annoncé dans l’Evangile et qui est Evangile. Certains refusent de jouer au jeu où la connaissance du Bien et du Mal ne nous appartient pas, mais appartient à Dieu uniquement.

Dans cette situation, remettre la faute sur la Loi, c’est remettre la faute sur le don de Dieu. Le don qui, malgré le fait que nous soyons pressés par la connaissance du Bien et du Mal, nous dit que nous pouvons choisir la vie, que nous ne sommes pas enfermés dans la spirale de la mort. Deutéronome 30,15-20. Le don de la Loi n’est autre que le don de l’Evangile, la réalité de la grâce. L’Esprit-Saint que je reçois par l’Evangile donne la Loi de la vie. Romains 8,1-11.

La Loi comme don de Dieu, c’est la promesse d’une vie ensemble, entre-nous, avec les autres, avec Dieu dans le monde. Une vie heureuse, bonne et concrète. Non pas une vie idéalisée pour plus tard, mais la vie éternelle ici et maintenant. Une vie où l’on continue à jouer, non pas les uns contre les autres, mais les uns avec les autres, avec Dieu et avec toute la Création.

La Loi de Dieu nous libère de l’autoritarisme mortel des règles abstraites pour nous engager dans la liberté ouverte par des règles concrètes et toujours provisoires – parce qu’au final c’est un jeu où le but n’est pas de gagner contre les autres joueurs, la victoire étant donnée dans la grâce. Les règles que nous suivons, qu’elles soient explicites ou implicites, nous permettent d’incarner l’amour, de vivre le Royaume. Ces règles ne sont pas la Loi. Mais le don de la Loi permet toujours la découverte de ces règles de vie.

En conséquence, accuser la Loi, c’est nous voiler la face, c’est nous boucher les oreilles à la voix de Dieu dans l’Evangile. C’est voiler le fait que nous avons des comportements exécrables les uns avec les autres, des comportements suffisants et méprisants, des comportements craintifs et fuyants, des comportements dominants et étouffants, des comportements qui trichent et qui aliènent, des comportements qui tuent et asservissent, alors que nous devrions avoir des comportements guérissants et édifiants, encourageants et aimants, accueillants et consolants, des comportements qui témoignent du combat de Dieu pour les êtres-humains et non du combat de l’être-humain pour lui-même.

Si l’institution est maltraitante, c’est parce que le mal et la division ont pris le dessus sur l’être-humain. Tout comme la bienveillance et la bonne volonté n’apparaissent qu’à la lumière du témoignage qu’on leur rend, il en va de même de l’injustice et de la malveillance.

Que ce soit par orgueil, par paresse ou par mensonge, malgré une intention qui se veut bienveillante, malgré une bonne volonté affichée, le corps ecclésial est de fait traversé de malveillances et de volontés mauvaises. Le corps est divisé, tout comme la conscience l’est, malgré elle-même. 1 Corinthiens 1,10. Romains 7,15-17. Mais dire que c’est là la faute de la Loi, c’est murmurer contre Dieu, conspirer contre lui. Nombres 14,1-10. Marc 14,1-2 et par.

La Loi ce n’est rien d’autre que le don qui permet d’habiter une tension qu’il ne s’agit pas de vaincre. La Loi se donne dans des règles. La formulation de ces règles n’est jamais absolue. Mais le mal c’est de refuser de jouer selon des règles qui permettent d’exister ensemble, de vivre ensemble, d’avoir un espace de liberté délimité. C’est vouloir connaître le bien de l’autre à sa place et sans lui ou vouloir son propre bien contre celui de l’autre.

La réponse à donner à l’accusation légitime d’une maltraitance institutionnelle n’est pas d’accuser en retour la Loi, mais de pratiquer avec rigueur le discernement des esprits.

Le discernement des esprits

Les règles sont explicites et implicites : elles sont inévitables. Tout joueur peut tricher. C’est ce que le jeu de Dieu permet. Il peut même selon les situations y avoir des tricheries salutaires. Jean 8,2-11. Luc 8,1-8. Mais toute tricherie n’est pas le fruit de l’Esprit-Saint, tout comme ne l’est pas toute application des règles. Marc 2,23-28.

L’usage ou le détournement d’une règle peut être inspiré par des esprits mauvais, ou impurs. D’où la nécessité de discerner : discerner les esprits à l’oeuvre dans le jeu qui est joué. 1 Jean 4,1-6. Il ne s’agit pas de discerner au niveau de l’idée que l’on se fait du jeu, mais au niveau du jeu tel qu’il se joue concrètement.

La notion de « discernement des esprits » est très importante dans la tradition jésuite. Mais elle remonte déjà aux premières communautés chrétiennes. 1 Corinthiens 12,10. La théologie protestante est aussi en train de se le réapproprier.

À ce sujet, j’invite à la lecture des textes de la théologienne luthérienne Corinna Dahlgrün. D’une part le chapitre consacré au discernement des esprits dans son Christliche Spiritualität. Formen und Traditionen der Suche nach Gott (Walter de Gruyter, 2018) pp. 251-298 et l’article « Die Gabe, die Geister zu unterscheiden » dans le collectif Spiritualität im Diskurs (TVZ, 2012) pp. 81-97, édité par les théologiens Ralph Kunz et Claudia Kohli Reichenbach. Mon seul regret par rapport aux propositions de Corinna Dahlgrün c’est qu’elle n’explore pas assez le discernement des esprits dans sa dimension collective et institutionnelle. Mais les critères qu’elle donne pour le discernement de la « spiritualité » chrétienne offrent une base pour penser les critères du discernement spirituel dans l’institution.

Face à la maltraitance effective, lorsque le procès mène à une reconnaissance de culpabilité, Dieu appelle le récit de la réconciliation : une repentance et une annonce de la grâce. Lorsque c’est l’institution qui est accusée de maltraitance, c’est collectivement que la réconciliation se fait. En Jésus-Christ nous sommes libérés de devoir trouver un bouc émissaire (Lévitique 16,7-10) et de le mettre à mort pour vivre la réconciliation – que ce bouc émissaire soit un conseil synodal, des ressources humaines, les paroisses, le synode, la société, le monde, les ministres, les paroissiens, un office, les autres est complètement égal. Spirituellement, nous avons accès à un autre mode d’existence, à une autre gestion de la souffrance : c’est ce qui est négocié dans la vie chrétienne, dans l’administration des sacrements et la prédication.

Mais la réconciliation ne se décrète pas au milieu du jeu. Il n’y a que Dieu qui, dans la résurrection du Crucifié, la proclame. Dans l’intervalle, en attendant que le procès de notre vie se termine, notre tâche est de discerner au cas par cas et concrètement l’usage des règles qui permettent un jeu saint et non un jeu maltraitant.

Le discernement aussi est un jeu : celui de l’écoute de la parole, de l’écoute du témoignage, de la méditation et de la table partagée. 1 Corinthiens 11,27-32. C’est le jeu qui nous fait être disciple ensemble. C’est aussi une forme d’institution, celle qui se développe dans l’ouverture constante à Dieu dans ce qui se joue entre nous.

En Jésus-Christ, le jeu que nous jouons implique la victoire du bien sur le mal, de la vie sur la mort. Cette victoire s’est définitivement accomplie et manifestée sur la croix. C’est dans la résurrection qu’elle nous rejoint, qu’elle nous est révélée, qu’elle nous est annoncée. C’est ce que nous dit et nous fait vivre l’Esprit-Saint aujourd’hui.

Si nous l’invoquons et l’écoutons, non seulement dans nos intentions, mais aussi par la manière concrète que nous avons de jouer ensemble, d’être les uns avec les autres, de communiquer et d’interagir, alors nous serons dans la lutte contre la maltraitance, contre toute maltraitance.

Alors que peut être, par la grâce de Dieu, notre intention de bienveillance et de bonne volonté sera confirmée dans le témoignage rendu à notre sujet lors du jugement dernier.


Pour lire des articles connexes voir :

Pour des thèses inspirantes sur la spiritualité, qui prend en compte son déploiement en institution, voir Une spiritualité bonne et bienveillante du pasteur Armin Kressmann.


[Cet article suit l’idée de l’écriture itérative de Thierry Crouzet. Vos commentaires, réflexions et critiques participeront de l’écriture continue de cet article]

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