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Cérémonies laïques et lieux de culte | Questions ouvertes

Lors de son synode du 23 janvier 2023 l’EREN a adopté une modification réglementaire qui interdit la tenue de cérémonies dîtes « laïques » dans les temples du canton dont l’EREN est responsable. S’en suit un bal de réactions qui montre une certaine diversité dans l’appréciation de cette décision.

On peut spéculer sur la portée de l’impact pratique de cette mesure réglementaire : à voir concrètement combien de fois l’accès au temple sera empêché. Ce qui m’intéresse dans cet article c’est de différencier les enjeux liés à cette prise de décision, afin notamment de mettre mes propres idées au clair sur cette thématique.

L’utilisation des lieux de culte

Statut du lieu de culte

Dans le protestantisme, les lieux de culte ont une valeur d’un point de vue fonctionnel (ils permettent d’accueillir la communauté qui se rassemble) et d’un point de vue symbolique (ils portent les traces du témoignage chrétien dans le monde). Contrairement à d’autres traditions, les lieux de cultes ne sont pas sacrés. C’est la communauté vivante, rassemblée par Dieu, qui donne au lieu sa valeur symbolique et sa valeur d’usage. Sur ces questions, j’invite à consulter l’étude de la Fédération des Eglises Protestantes de la Suisse (FEPS) sur la réaffectation des lieux de cultes.

Régulation de la réaffectation

Ce statut du lieu de culte définit aussi la manière d’en réguler l’accès. La régulation doit permettre d’en garantir la fonctionnalité – qu’il soit toujours possible à la communauté de s’y rassembler – et l’intégrité symbolique – c’est-à-dire : l’intégrité des traces du témoignage rendu à l’Evangile dans l’architecture et l’aménagement du lieu1

L’étude de la FEPS en a déduit cinq critères qui doivent être respectés lors d’une réaffectation à d’autres finalités que celles du culte.

  1. Respect des Droits de l’Homme (sic!), en particulier de la liberté religieuse ;
  2. Ouverture au dialogue oecuménique et interreligieux ;
  3. Engagement pour des valeurs, pour la formation et la culture au sens large ;
  4. Engagement public pour les personnes socialement défavorisées ;
  5. Transparence financière, structures participatives, fonctionnement organisationnel respectueux de l’égalité hommes-femmes2.

Question 1

Ces critères – qui ne sont pas exhaustifs – offrent une première base pour évaluer à une demande concrète de réaffectation du lieu de culte : en quoi l’activité envisagée contrevient-elle à la valeur d’usage et à la valeur symbolique du lieu de culte ? Cette question se pose en principe pour toute activité autre qu’un culte.

Le rapport de l’Eglise aux casuels

Du monopole…

Les casuels désignent un ensemble de rites, qui marquent des changements de passage dans la vie d’une personne et d’un groupe : naissance, changement de statut (passage à l’âge adulte, entrée dans la communauté, mariage, etc.), moment de crise (maladie, mort, guerre). En contexte ecclésial, il équivaut à la notion de « rites de passages ». À partir du 19e-20e siècle se sont les personnes ordonnées au ministère ecclésial qui portent la responsabilité de ces rites3 – il n’en a cependant pas toujours été ainsi, surtout pour le mariage et les enterrements (le baptême ayant d’abord une signification ecclésiale avant d’être un rite de naissance)4. S’y rajoute que le casuel moderne était liée au développement de l’administration civile locale (registre de naissance, de décès, de mariage), les clercs (ministres ordonnés) ayant joué un rôle important dans la tenue de ces registres. La paroisse/commune (Gemeinde) donne dans ce contexte l’horizon exclusif des casuels dont les ministres ordonnées ont la charge.

… à la libéralisation

Le contexte actuel est marqué par la fin de cette exclusivité. D’une part la tenue des registres se fait indépendamment de la vie ecclésiale, d’autre part avec la séparation de l’Eglise et de l’Etat, rien n’interdit le développement d’une offre de rites de passages en dehors des communautés religieuses reconnues, ou le développement de nouvelles formes de rite5. Alors qu’elles étaient dans une situation de monopole, les Eglises se retrouvent dans une situation de libre marché. Ainsi, les cérémonies laïques peuvent être comprises comme une variante non-ecclésiale des casuels6.

Des casuels à profiler

Ceci a pour effet d’une part de décharger les Eglises de l’obligation de garantir du rite pour l’ensemble de la société – les casuels ne sont pas prioritaires dans l’exercice du mandat ecclésial, bien qu’ils jouent un rôle important dans la biographie collective. Cela peut avoir des conséquences dans l’organisation de son service et des formes juridiques dont elle se dote pour l’exercer7. D’autre part, cela permet aux Eglises de redéfinir plus précisément une pratique ecclésiale des casuels et ainsi de profiler leur propre offre en matière de rites8 – une offre qui, du fait de l’évangile, peut transgresser ET la logique de marché ET la manière établie de pratiquer les casuels dans l’Eglise9. Ce profilage gagne à s’informer également d’une analyse anthropologique des rites de passages, qui peut offrir une base pour une discussion critique sur les différentes offres présentes sur la marché.

Question 2

En partant du principe que le développement d’une offre non-ecclésiale de rites de passage est autorisée d’un point de vue légal, se pose du coup les questions suivantes : comment l’Eglise profile-t-elle sa propre offre dans le marché des rites de passage ? Cette question joue un rôle dans la définition du rapport avec les célébrant-e-s extra-ecclésial : elle définit l’objet de ce rapport. Reste encore à déterminer les modalités d’interactions.

Le rapport de l’Eglise aux acteurs de la société

Dans une intervention à la RTS, Michel Kocher (directeur de Médiapro) soulignait qu’avec sa décision du 23 janvier 2023, l’EREN signale que « son positionnement ne correspond plus tout à fait à celui de la société » et qu’elle réaffirme ainsi ses « valeurs transcendantales ». L’un des points de cette décision de l’EREN touche effectivement à la compréhension que les Eglises réformées ont de leur rapport à la société – cristallisée ici dans l’interaction avec les célébrant-e-s laïcs-que-s. On observe un phénomène analogue lorsque l’Eglise protestante en Hesse et Nassau (EHKN) décide d’interdire à ses ministres d’officiers lors de cérémonies non-ecclésiales (ici sous le titre de Freier:e Theologe:in ou Freier:e Redner:in)10.

Eglise et société

La tradition réformée a voulu éviter de penser des ordres distincts au sein de la réalité – comme a pu le faire la tradition luthérienne. Dans cette perspective, l’ensemble de la réalité est placée sous le signe du règne du Christ. L’Eglise n’est donc pas détentrice d’une sphère sacrée ou préservée du reste de la réalité : elle est présente dans la société comme communauté d’étrangers « en quête d’une meilleure patrie » (Lettre aux Hébreux 11,13-16), et est en interaction avec elle – voire même : en tant que communauté de foi et comme communauté d’action elle transgresse les frontières usuelles entre les différents ordres (économie, culture, politique, religion, éducation, science, etc.).

Donner une forme sociale à l’action de l’Eglise…

Cependant, via sa forme organisationnelle – dont la forme juridique varie en fonction des Etats – l’Eglise pose des limites et structure son interaction avec d’autres acteurs de la société ou avec l’Etat11. À partir de ce point, les organisations ecclésiales peuvent collaborer avec un acteur donné, lui résister, marquer leur indifférence ou entretenir une concurrence. La pertinence des actions entreprises par l’Eglise à l’égard d’un autre acteur dans la société trouve sa mesure première dans le mandat qu’elle a reçu de son Seigneur : communiquer l’Evangile12.

… face à la perte de monopole

Le défis auquel se trouve confrontées les Eglises réformées des cantons historiquement « protestants », c’est qu’elles doivent repositionner leur activité après la perte d’un important monopole – notamment sur les rites de passage, mais ce serait également le cas pour l’éducation publique. À cela se rajoute également la négociation face à l’affaiblissement net du monopole civilisationnel de la chrétienté en Europe13, alors que les Eglises sont encore prises dans un filet d’engagements divers – et que se pose du coup la question des mailles qu’il faudra couper ou garder dans le filet14. Et c’est peut être ça qui est caractéristique de la situation actuelle : l’Eglise peut choisir, elle est libre.

Question 3

Face à ces enjeux : en quoi l’adoption de tel ou tel mode d’interaction est-il conforme à la compréhension actuel que l’Eglise a du mandat qui la constitue ?

Récapitulation des questions

La prise de décision du synode de l’EREN au sujet des cérémonies laïques confronte les Eglises réformées en Suisse à trois questions :

Elle pose la question des critères qui président aux décisions en matière de réaffectation des lieux de culte. En quoi une demande de réaffectiation contrevient-elle ou non à la valeur d’usage et à la valeur symbolique du lieu de culte ?

Elle interroge la manière dont l’Eglise comprend sa propre participation au marché des rites de passage et sa compréhension des casuels. Comment l’Eglise profile-t-elle sa propre offre dans le marché des rites de passage ?

Elle interroge l’Eglise sur les formes qu’elle donne à ses (inter)actions dans une société donnée. En quoi l’adoption de tel ou tel mode d’interaction est-il conforme à la compréhension actuel que l’Eglise a du mandat qui la constitue ?

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  1. Je suis à vrai dire un peu sceptique par rapport à cette partie de l’argumentation, ou du moins à l’importance qu’il faut lui accorder : elle repose sur une approche phénoménologique de l’architecture religieuse, qui y identifie les traces de la présence du Christ : « Le faisceau de signe par lequel se matérialise un espace cultuel laisse toujours à nouveau transparaître quelque chose de la présence invisible mais bien réelle du Christ ressuscité telle que l’expérimente la communauté. Toutefois, les marques que laisse cette expérience ne sont jamais que des indices, des signes infimes de ce Dieu mystérieux qui se donne à connaître, mais dont nul ne peut s’emparer définitivement » Maison de Dieu ou bâtiment tous usages ?, FEPS, 2007, p. 27. Cette perception étant liée à l’histoire de la communauté célébrante dans sa relation au bâtiment et non au bâtiment comme tel, il me semble difficile d’identifier l’intégrité symbolique du bâtiment comme étant quelque chose à protéger, à moins que l’on dise qu’il faille « protéger » le témoignage chrétien – ce qui me semble contraire au fait que le témoignage consiste précisément à s’exposer – à titre exemplaire, cf. Marc 13,5-13.[]
  2. Ibid., pp. 31-32[]
  3. De là vient que l’on parle aussi d’actes pastoraux ou d’actes ecclésiaux. La notion de casuel est orientée elle sur la situation auquel répond le rite et moins sur l’identité de celui ou celle qui a l’autorité pour l’effectuer[]
  4. Pour un bref historique, voir Christian GRETHLEIN, « Kasualien auf dem freien Markt. Konturen einer historischen Entwicklung », Praktische Theologie, vol. 55 (4), pp. 198-199[]
  5. Voir par exemple l’onction des malades ou encore des cultes de bénédictions pour l’entrée à l’école. Cf. Christian GRETHLEIN, Grundinformation Kasualien, 2007, pp. 328-389[]
  6. Par ecclésial j’indique ici surtout la forme juridique que prend l’organisation de l’Eglise dans une société donnée – elle est à distinguer de l’Eglise comme communauté de foi et comme communauté d’action. Sur ces distinctions, cf. Hans-Richard REUTER, Botschaft und Ordnung. Beiträge zur Kirchentheorie, Leipzig, 2009, pp. 33-55[]
  7. Ce point est bien mis en évidence par Jan Hermlink dans une contribution récente sur le sujet : l’ouverture des casuels par-delà l’horizon de la paroisse/commune permet également de penser d’autres formes de l’Eglise, qui prend forme autour de ces rites de passage. Cf. Jan HERMELINK, « Kasualkirche in Bewegung. Kichentheoretische Reflexionen zur Tagung ‘Rituale in Bewegung' », Ulrike Wagner-Rau / Emilia Handke (éds.), Provozierte Kasualpraxis, Kohlhammer, 2019, pp. 161-177[]
  8. Christian Grethlein propose de les définir rigoureusement à partir du baptême et comme une forme d’inculturation de l’Evangile. Cf. GRETHLEIN (2007), pp. 402-407[]
  9. On peut notamment se demander si la restriction de la pratique des casuels aux ministres ordonnés fait encore sens, notamment dans une situation où les forces ministérielles décroissent[]
  10. Voir sur ce point l’article de Konstantin Sacher, « ‘Freie Kasualien’. Wie ein Verbot die Kirche als ecclesia incurvata in se erscheinen lässt », Deutsches Pfarrblatt, vol. 118 (2), 2018, pp. 69-73[]
  11. Pour la situation en Suisse, cf. René PAHUD DE MORTANGES et Erwin TANNER (éds.), Kooperation zwischen Staat und Religionsgemeinschaften nach schweizerischem Recht / Coopération entre État et communautés religieuses selon le droit Suisse, Zürich/Bâle/Genève, Schulthess Verlag, 2005 ; René PAHUD DE MORTANGES « Entre pluralisation religieuse et sécularisation. L’évolution récente de la reconnaissance étatique des communautés religieuses en Suisse », in Irène Becci, Christophe Monnot et Olivier Voirol (dir.), Pluralisme et reconnaissance. Face à la diversité religieuse, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2018, pp. 121-131.[]
  12. D’après la Concorde de Leuenberg : « L’Église est chargée de transmettre l’Évangile par la parole orale de la prédication et par l’exhortation individuelle, par le baptême et par la cène » § 13[]
  13. cf. Hugh MCLEOD, Le déclin de la chrétienté, Genève, Labor et Fides, 2020[]
  14. C’est tout le spectre de la Volkskirche ou de l’Eglise multitudiniste dans sa forme de religion d’Etat qui tire encore les ficelles dans les positions que prennent les Eglises[]

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