L’invention des religions (2020) | Recension

En me préparant pour un colloque sur la notion de « religion », j’ai lu l’ouvrage L’invention des religions (CNRS Editions, 2020), de l’historien et directeur de recherche émérite au CNRS Daniel Dubuisson. Dans cet article j’en propose une relecture critique.

Présentation

Le projet de ce livre est de présenter la réflexion critique sur l’usage de la notion de « religion » telle qu’elle s’est développée dans le contexte des critical religious studies. Pour citer quelques noms de ce courant : Jonathan Z. Smith, Richard E. King ou Russel T. McCutcheon. Il s’agit d’un travail critique sur un usage essentialiste de la notion « religion » en histoire et en sciences des religions.

L’enjeu principal pour l’auteur est de dénoncer la notion de « religion » comme christiano- et eurocentrée. Il le fait notamment en indiquant les motifs théologiques sous-jacents à certaines approches – notamment dans les approches qui font du sacré une catégorie centrale à la suite de Rudolf Otto, Gerardus van der Leeuw ou de Mircea Eliade, que l’auteur soumet à une critique acerbe (ch. 5). Dubuisson lui-même souhaite renoncer à la notion de « religion » au profit de la notion de « formation cosmographique » (cf. Conclusion).

Intérêt du livre

L’intérêt principal de ce livre réside dans sa présentation d’une série d’auteurs anglo-saxon qui mettent en évidence les dynamiques de pouvoir que concentrent la définition de la « religion », notamment dans les présentations qui sont faîtes des « religions du monde » (ch. 4, 6 et 7). Il montre aussi l’importance de la dynamique coloniale dans la définition des religions –importante pour la formation des objets que sont par exemple l »hindouisme », le « shintoïsme », ou le package des « religions primitives ». Dans la construction de ces différentes catégories se reflète une hégémonie européenne et chrétienne qui ne rend pas justice à la perspective propre des cultures abordées. La déconstruction des « religions du monde » me paraît une étape particulièrement importante et ouvre pour moi une perspective critique intéressante sur le dialogue inter-religieux.

Dans mon expérience, cette perspective critique sur la notion de « religion » fait partie des bases de l’enseignement de l’histoire des religions et des sciences des religions au niveau académique – c’est en tout cas ainsi que je l’ai expérimenté à la Faculté de Théologie et de Sciences de Religions de l’université de Lausanne. J’ai été introduit à ces disciplines au-travers d’une présentation critique de l’histoire de leur formation (historiographie) et j’y ai appris qu’une réflexion critique sur la définition que l’on donne à la « religion » est essentielle à son approche scientifique (méthodologie). J’y ai aussi appris que cette notion a surtout une valeur heuristique, au service d’une problématique circonscrite. Ce livre ne m’apprend en conséquence rien de nouveau à ce sujet, mais me donne un peu d’arrière-plan historique et des références importantes – notamment pour ce qui concerne les approches post- ou décoloniales.

Critique

C – Le problème principal de l’ouvrage réside à mon sens dans son ton inutilement polémique à l’égard de la théologie et de sa conception rigide de la « religion ». De trop nombreuses pages sont consacrées à une dénonciation stéréotypée et indifférenciée du christianisme et de la théologie – dont je ne vois vraiment pas l’intérêt, puisque « bouffer du curé » ne me semble pas une prise de risque énorme dans le monde académique francophone. Concernant le deuxième point – qui ouvre à une discussion plus sérieuse – Dubuisson ne me semble pas être prêt à employer la notion de « religion » comme une construction méthodologique à valeur heuristique. Il refuse apparemment de la considérer autrement que comme une catégorie explicative générale aux prétentions universelles (cela même qu’il dénonce comme étant une marque chrétienne et occidentale). Ceci indique à mon sens une ambivalence de fond qui affaiblit franchement son propre propos – moins celui des auteurs et autrices auxquelles il réfère.

Pour une approche plus raisonnée, je suggérerai plutôt la lecture de l’ouvrage de Nicolas Meylan, Qu’est-ce que la religion (Labor et Fides, 2019) qui présente un inventaire nuancé des définitions scientifiques de la « religion », ainsi que leur critique. L’introduction offre un recadrage soigneux sur les enjeux méthodologiques et politiques liés à la définition de la « religion ».1

B – La réflexion germanophone semble complètement ignorée de la part de l’auteur alors que les problèmes qu’il soulève étaient déjà travaillé par Ernst Troeltsch (1865-1923) dans le cadre de la crise de l’historisme. Les approches de la « religion » comme réalité discursive sont entre-temps bien implantées dans la recherche académique, notamment en théologie pratique – comme le montre une recherche récente de la théologienne Sabrina Müller sur l’expérience religieuse.

C – La perspective d’ensemble du livre fait fond sur une opposition surannée entre « idéalisme » et « matérialisme » – les maux (le christianisme, l’occident, la théologie) se trouvant du côté de l’idéalisme, et les remèdes du côté du matérialisme (l’histoire, la science, la critique). Cette binarité fait que la lecture de ce livre est par moment franchement désagréable – et peut faire perdre de vue ce qu’il apporte par ailleurs d’utile et d’instructif. Mais je le concède : je suis juge et partie.


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  1. Voir la recension proposée par Pierre Lassave pour les Archives de sciences sociales des religions[]

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