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Durant ces vacances j’ai eu le temps de lire l’ouvrage du sociologue Jean-Pierre Bastian, La fracture religieuse vaudoise 1847-1966. L’Eglise libre, la Môme et le canton de Vaud (Genève, 2016).Dans cet article je partage un bout d’une réflexion qu’a suscité cette lecture. Elle concerne notamment mon identité en tant que vaudois et en tant que membre de l’Eglise Evangélique Réformée du Canton de Vaud.
Le livre
À l’occasion des 50 ans de la fusion des Eglises réformées libres et nationales dans le canton de Vaud (2016), le livre de Jean-Pierre Bastian retrace le portrait (développement, réseaux, institutions, oeuvres) d’une dissidence religieuse singulière, ancrée dans le mouvement de Réveil et répondant aux remous politiques et sociaux du 19e siècle.
La particularité de cette expression du Réveil dans le canton de Vaud sont multiples : plutôt que d’opter pour un recentrement communautaire (secte), l’ecclésiologie de l’Eglise libre conjugue caractère confessant et multitudinisme (ouverture sur la société dans son ensemble) ; elle est soutenue par une élite bourgeoise qui a produit un maillage familial dense ; les membres ou personnes issues de ce milieu ont eu un impact important dans le canton de Vaud, tant au niveau des oeuvres sociales (action philanthrope et caritative) que de l’émancipation féminine ; ils participent d’une identité protestante internationale, très attachée à l’histoire huguenote française.
Pourquoi je m’intéresse à cela ?
Je suis vaudois et membre de l’Eglise Evangélique Réformée du Canton de Vaud. J’essaie aujourd’hui de faire sens de cette identité et de comprendre un peu mieux d’où l’Eglise à laquelle je m’affilie provient. C’est peut être aussi une manière d’essayer de faire sens, pour partie, des contradictions et tensions qui traversent cette Eglise aujourd’hui, mais aussi des impulsions joyeuses et fécondes que j’y vis.
L’EERV est née de la fusion de l’Eglise libre et de l’Eglise nationale et de nombreuses personnes actives dans l’Eglise réformée aujourd’hui sont encore des descendants de familles libristes. Moi-même je n’ai pas du tout connu cette identité et je n’ai que tardivement pris conscience de son importance – du côté de mon père, d’où me vient l’appartenance au canton de Vaud, la famille était plutôt dans l’Eglise nationale, mais lui-même étant né en 1960, n’a pas vraiment vécu la séparation.
Lire l’histoire de l’Eglise libre, c’est donc faire une partie de ce travail sur l’identité. Le même travail serait à faire au niveau de l’histoire de l’Eglise nationale – et je vais lire prochainement le livre La multitude pour horizon (Le mont-sur-Lausanne, 2017) du théologien Bernard Reymond à ce sujet.
Une intuition stimulante
Outre le portrait historique général, je retiens de ce livre une intuition qui m’a paru éclairante : on peut comprendre l’histoire de l’Eglise réformée dans le canton, de la séparation jusqu’à la fusion, comme la mise en oeuvre d’une tension fondamentale entre « vigne » et « liberté ». L’idée de cette tension vient d’une phrase de l’écrivain Edmond Gilliard (1875-1969).
Si je ne craignais l’apparence même du calembour, je dirais qu’il y a deux espèces de Vaudois : ceux qui cherchent la vérité dans le vin et ceux qui la cherchent dans Vinet. Et c’est à cela que nous devons notre vie ; par cela que nous arrivons à l’épreuve, que nous entrons en passion. Par le conflit de l’eau et du vin, de la redingote et du broussetou, de la tête et des reins. Par là, se maintient notre vigueur animée par la menace qui est en nous ; la chapelle et la cave ; la vigne contre la secte, la secte contre la vigne.
Edmond Gilliard, Oeuvres complètes, Genève, 1965, pp. 990-991. (cité par Bastian, p. 299)
Comme le précise Bastian, il s’agit par là d’illustrer une tension endémique au canton de Vaud entre une religiosité orientée sur le cycle des saisons, les fêtes et la tradition (héritée de la période savoyarde, du 13e au 16e siècle) et une religiosité orientée sur l’émancipation et la liberté individuelle, fondée dans la régénération de la personne. L’opposition est évidement métaphorique.
Elle renvoie à l’opposition entre la culture et les valeurs d’une population liée à l’Eglise territoriale, institution organiquement liée au territoire, et celles d’une minorité religieuse porteuse d’une morale de conviction forgée dans des associations cultuelles de type électif.
La fracture religieuse vaudoise, p. 301
La première identité me renvoie aux fêtes agricoles et artisanales, aux abbayes, aux sociétés locales, aux fêtes de jeunesses, etc. La seconde me renvoie à la dimension communautaire religieuse, à l’intelligentsia théologique, aux efforts caritatifs et émancipateurs, à l’annonce de l’Evangile. Historiquement, cette tension se cristallise de manière caricaturale autour de la thématique de l’alcool dans le canton – les libristes ayant été d’important acteur de la lutte contre l’alcoolisme.
Dans ce pays au temps long, au plan populaire, la religion « nationale » fut celle de l’encadrement rituel et moral de la piété « contenue dans de sages limites » comme l’entendait Druey. Il lui demanda d’assurer la police des moeurs et d’offrir le plus large dénominateur religieux commun susceptible de ne pas entraver la dimension festive de l’existence, illustrée par la consommation vinicole déliant l’esprit réservé du Vaudois.
La fracture religieuse vaudoise, p. 303
Loin d’être une simple conviction morale ou un hygiénisme social auquel on a volontiers voulu la réduire, la lutte contre l’intempérance participa d’un combat entre deux modèles de société. Ce faisant, les dissidents affirmaient contre la temporalité savoyarde de longue durée, à ses modes festifs corporatifs et intégrateurs de socialisation, un principe de rupture fondateur d’une autre historicité, celle du libre choix, de la libre pensée, de la libre association, de l’indépendance d’esprit caractérisant l’individualité vinétienne et la responsabilité morale individuelle. À la solidarité des confréries renouvelées par la libation cyclique des fêtes villageoises et des sociabilités populaires s’opposa l’individualité régénérée par la puissance du Verbe, mue par une lutte pour la rédemption individuelle et sociale
La fracture religieuse vaudoise, p. 306
Cette distinction a trouvé une bonne résonance en moi : il y a effectivement ces deux horizons qui sont présents en moi et qui se conjuguent de manière une peu maladroite – et je me suis toujours interrogé face à cette impression générale que j’aurais à faire un choix entre les deux options. Cependant, je pressens aussi que je me trouve ailleurs, avec d’autres horizons qui viennent encore se mêler à ces deux-ci.
Du sens de la distinction
Aujourd’hui il faudrait redire différemment ce qu’est le « vaudois ». La phrase d’Edmond Gilliard sur la vigne et la chapelle n’est pas suffisante pour exprimer cette identité. D’une part, parce que le canton de Vaud ce n’est pas que la vigne, mais c’est aussi les lacs, les montagnes, les champs – et les villes. Il y a sans doute une pluralité plus grande, que l’on pourrait restituer plus finement, au sein du canton de Vaud lui-même dans cette dynamique au « temps long », porteuse du sacré endémique dont parle le pasteur Virgile Rochat.
Mais plus fondamentalement, l’immigration et la globalisation ont eu un impact décisif sur l’identité vaudoise et son évolution : celle-ci se pluralise radicalement, menant également à devoir réviser les indicateurs habituels de la sociologie religieuse du canton de Vaud. Le protestantisme vaudois, son histoire, ses conflits et ses tensions internes ne sont plus représentatifs de ce qu’il en est du canton de Vaud aujourd’hui sur le plan religieux et de son identité en général. Ceci a des conséquences sur ce que cela veut dire que d’être une Eglise Evangélique Réformée du Canton de Vaud aujourd’hui et être membre de cette Eglise.
Cependant il y a un sens à méditer adéquatement la tension entre la vigne et chapelle pour l’EERV. Elle hérite de cette tension et gagnerait à l’assumer pour avancer dans sa propre gouvernance – ce qui implique que ses membres s’interrogent sur leur participation à cette tension. La tension entre la « vigne » et la « chapelle » me semble bien plus pertinente pour comprendre les tensions qui animent la vie de l’EERV que, par exemple, la sempiternelle opposition entre « évangélique » et « libéraux ». J’ai même tendance à penser que cette opposition superficielle masque la tension de fond que propose Bastian et empêche ainsi de l’assumer et de la travailler explicitement. En prenant en compte cet héritage il serait peut-être possible d’aborder de manière plus précise les enjeux de l’identité de l’EERV qui se réfractent dans les évolutions contemporaines de l’identité vaudoise.
Parce que moi-même qui me considère aujourd’hui membre de cet Eglise et vaudois, d’une part je participe effectivement de la chapelle et de la vigne, mais je participe aussi d’autres choses. Je suis sans doute plus marqué par l’identité portée par le Paléo festival et la Fête de la Musique que par la Fête des Vignerons. Par internet et les réseaux sociaux, mais aussi par ma formation universitaire, je participe d’une discussion et d’une production culturelle internationale, qui suit encore une tout autre temporalité que celle de la chapelle et de la vigne – où se croisent une identité protestante internationale (qui ne se recoupe pas immédiatement avec l’identité protestante vaudoise), une identité suisse francophone et une identité culturelle globalisée. Et ensuite je dois encore rajouter que cette identité n’est pas statique, mais évolue par la rencontre des altérités concrètes. Cette identité mixte évolue par la confrontation à la pluralité présente sur le sol vaudois, issue de la migration (pluralisation ethnique, religieuse, nationale).
Quelques questions
L’EERV – par ses membres – assume-t-elle l’héritage qui est le sien et la tension qui en est caractéristique?
Par rapport à cet héritage, qui marque ses débats et sa structure, comment assume-t-elle l’internationalisation de l’identité de ses membres et la dimension globalisée de cette identité ? Comme Eglise multitudiniste, assume-t-elle consciemment cette dimension ? Et si oui, qu’est-ce qui l’indique dans sa culture propre, ses pratiques, sa communication et son mode de gouvernance ?
À partir de là, comment l’EERV se positionne-t-elle à l’égard d’une population vaudoise, elle-même plurielle sur le plan ethnique et culturel, plurielle sur le plan des valeurs partagées, comprenant tant cette identité endémique, que des identités mixtes et globalisées, des identités ethniques et nationales plurielles (parfois porteuses de conflit et de blessures importantes) ?
Ces questions ne doivent pas être désespérantes. Il y a même la possibilité de les aborder joyeusement : Dieu a appelé son Eglise d’entre les morts et soutien ses enfants. Il est possible de faire face à une terre inconnue en nos propres terres, sans craindre d’être définitivement perdu. Fils et Fille de Dieu, je n’ai pas à avoir peur de cette identité en quête, mais je peux la découvrir à neuf dans la rencontre du prochain et de l’Esprit qui nous unit – malgré nous. C’est exigeant et confrontant, mais bien plus : c’est passionnant et vivifiant !
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