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Dans cet article je commente l’expression τὴν λογικὴν λατρείαν ὑμῶν (Rm 12,1) à partir de la perspective donnée par le livre du théologien protestant Simon Dürr, Paul on the human vocation. Reason Langage in Romans and Ancient Philosophical Tradition, Berlin/Boston, Walter de Gruyter, 2021 – accessible en open access chez l’éditeur. Simon Dürr est assistant diplômé de la chaire d’exégèse du Nouveau Testament à l’Université de Fribourg (CH).
Le texte
Frères et sœurs, puisque Dieu a ainsi manifesté sa bonté pour nous, je vous invite à vous offrir vous-mêmes en sacrifice vivant, qui appartient à Dieu et qui lui est agréable. C’est là le véritable culte conforme à la parole de Dieu (τὴν λογικὴν λατρείαν ὑμῶν). Ne vous conformez pas aux habitudes de ce monde, mais laissez Dieu vous transformer et vous donner une intelligence nouvelle. Vous discernerez alors ce que Dieu veut : ce qui est bien, ce qui lui est agréable et ce qui est parfait.
Epître aux Romains 12,1-2 – Nouvelle Français Courant
Il y a dans ce texte une petite expression qui a fait des cheveux blancs aux traducteurices et interprètes de la Bible : τὴν λογικὴν λατρείαν ὑμῶν (Tèn logikèn latreian humôn), traduit ici par la Nouvelle Français Courant comme « le véritable culte conforme à la parole de Dieu ». La Traduction Oecuménique de la Bible traduit ici « votre culte spirituel« . La Nouvelle Bible Segond traduit « culte conforme à la parole« . La Colombe par « culte raisonnable« .
Chacune de ces traductions semble projeter quelque chose de différent sur le terme logos (parole, parole de Dieu, raison, esprit). Tous traduisent latreian par « culte », alors qu’on pourrait aussi le traduire par « service ». À la suite de ma lecture de l’ouvrage de Simon Dürr, aucune ne me semble complètement satisfaisante.
L’interprétation
Ce texte est un point de charnière entre les deux parties principales de l’Epître aux Romains de Paul. Il fait le passage entre la partie où Paul décrit le contenu de son Evangile (Chapitres 1-11) et la partie où il décrit les conséquences de ce contenu pour la vie des croyants et croyantes (chapitres 12-15).
La compréhension de cette petite formule (τὴν λογικὴν λατρείαν ὑμῶν) n’est donc pas anodine. Elle vient qualifier l’ensemble de la vie qui est issue de la Bonne Nouvelle de Jésus-Christ, mort et ressuscité, telle que Paul l’annonce et telle qu’il la comprend. Ce que l’on projette sur cette expression va alors inévitablement colorer la compréhension de la vie de celles et ceux qui croient à la suite de cette Bonne Nouvelle.
Selon Simon Dürr, l’expression τὴν λογικὴν λατρείαν ὑμῶν a en tout cas une fonction précise : elle vise à faire comprendre à l’auditeur et à l’auditrice que ce qui est en jeu dans la Bonne Nouvelle, selon Paul, est la compréhension adéquate de la finalité et de l’accomplissement de l’existence humaine dans son ensemble – ce que Dürr appelle sa vocation. L’expression τὴν λογικὴν λατρείαν ὑμῶν n’est donc pas un commentaire sur la portée « religieuse » ou « cultuelle » de la Bonne Nouvelle de Paul. Elle indique plus que cela.
Dürr arrive à cette conclusion en étudiant de près la manière dont le discours antique parle de l’être humain comme animal mortel doté de « raison » (ζῷον λογικὸν θνητόν)1 Il examine ensuite en détail comment cette vision de l’être humain se déploie dans la lettre de Paul, quelles sont ses spécificités par rapport aux caractéristiques générales du discours antique dont il participe.
Pour la pensée antique, la vocation de l’être humain, son service (liturgia) concret dans le monde, est de produire des signes qui exprime l’ordre du monde tel que Dieu l’a voulu2. Le fait qu’il soit doté de logos (raison, rationalité, langage, parole, sens, etc.) permet précisément cela. Par le fait de pouvoir articuler du sens l’être humain se distingue des autres créatures du cosmos, en ce qu’il est le seul à même de signifier par ses paroles et ses gestes l’ordre et le sens du monde.
Pour Paul, la mort et la résurrection de Jésus de Nazareth, reconnu comme le Christ de Dieu, dévoilent une nouvelle compréhension de l’ordre du monde, de la volonté de Dieu à son égard et donc de la manière dont lui-même et toutes celles et ceux qui croient en son Evangile, doivent accomplir leur vocation d’être humain.
Les conséquences de cette interprétation
Sur la traduction
Cette interprétation de l’expression τὴν λογικὴν λατρείαν ὑμῶν invite en conséquence à orienter sa traduction. Peut-être que « service conforme à votre humanité » serait la traduction la plus adéquate au niveau du sens, même si elle s’éloigne peut être d’une traduction littérale.
Si l’on maintient la traduction « culte rationnel » ou « culte conforme à la parole » il faudrait maintenir le sous-entendu que culte désigne une activité englobante qui dépasse le cadre strictement religieux, et que rationnel ou conforme à la parole désigne en fait la caractéristique principale de l’existence humaine, ce qui distingue l’être humain de tous les êtres vivants mortels – les dieux étant eux aussi dotés de raison, mais immortels.
Cela me semble impliquer beaucoup de sous-entendu, ou une longue note de bas de page. Ce serait à mon sens moins pertinent qu’une traduction comme « service conforme à votre humanité » qui explique directement le sens vraisemblable du texte.
Sur la lecture de l’Epître aux Romains
Cette compréhension de l’expression τὴν λογικὴν λατρείαν ὑμῶν invite du coup à relire l’ensemble de l’Epître aux Romains comme étant un texte à propos de l’existence humaine – ou plutôt : que la Bonne Nouvelle que Paul déploie dans ce texte a un impact décisif sur la compréhension de l’existence humaine en général. Ce n’est pas simplement que ce que Paul dit peut avoir par ailleurs un impact sur notre compréhension de l’être humain, comme un effet indirect de son annonce de l’Evangile. Au contraire, l’articulation d’une compréhension de l’existence humaine est l’un des aspects central de son propos.
Ceci invite à relire l’ensemble de l’Epître sous cet angle et à identifier les aspects positifs du discours paulinien sur l’être humain, alors que l’on a souvent retenus les aspects négatifs, liés notamment aux passages comme Romains 1,18-32. Plus loin, cela pose la question de la manière dont le discours paulinien peut orienter notre compréhension actuelle de l’être humain, marquée notamment par l’universalité de sa dignité et la reconnaissance de la pluralité irréductible de ses formes concrètes.
Sur la compréhension de la vie chrétienne
En 1979, un rapport de l’Eglise Protestante en Allemagne sur la « spiritualité protestante » avait utilisé ce verset pour spécifier sa portée.
Tout en maintenant la dimension holistique de la spiritualité, dans le sens du « culte raisonnable » (Rm 12,1s) et le caractère de réponse (Antwort-Charakter) de la foi justifiante, le mot spiritualité désigne dans notre contexte « le comportement perceptible du chrétien devant Dieu en tant qu’il est provoqué par l’Esprit »
Evangelische Spiritualität. Überlegungen und Anstöße zur Neurorientierung, Gütersloh, Gütersloher Verlagshaus Mohn, 1979, p. 12. Ma traduction 3
Cette manière d’articuler le caractère holistique de la « spiritualité » à Rm 12,1 me semble relever d’une belle intuition. À la lumière de la compréhension renouvelée de ce verset offert par Simon Dürr, il me semble que celle-ci se voit confirmée et qu’elle acquiert une portée encore plus grande : ce qui est en jeu dans la « spiritualité » c’est bien l’existence humaine tout court, sous tous ses aspects, en tant qu’en elle c’est le sens du monde et de Dieu qui s’articule et se manifeste. Je crois que j’ai essayé de pointer dans cette direction en parlant de la « spiritualité » comme communication pascale.
Merci à Simon pour ce travail précieux, stimulante, érudit et utile !
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- L’un des textes qui permet d’accéder le plus clairement à cette compréhension antique de l’être humain, à laquelle Paul participe, se trouve dans les Entretiens d’Epictète, au chapitre 16 du premier livre, lignes 19-21. Je cite ce texte selon la traduction de François Thurot, accessible en ligne. « Voilà ce que nous devrions chanter à propos de chaque chose; mais ce pourquoi nous devrions chanter l’hymne le plus grand, le plus à la gloire de Dieu, c’est la faculté qu’il nous a accordée de nous rendre compte de ces dons, et d’en faire un emploi méthodique. Eh bien! puisque vous êtes aveugles, vous le grand nombre, ne fallait-il pas qu’il y eût quelqu’un qui remplît ce rôle, et qui chantât pour tous l’hymne à la divinité? Que puis-je faire, moi, vieux et boiteux, si ce n’est de chanter Dieu? Si j’étais rossignol, je ferais le métier d’un rossignol; si j’étais cygne, celui d’un cygne. Je suis un être raisonnable; il me faut chanter Dieu. Voilà mon métier, et je le fais. C’est un rôle auquel je ne faillirai pas, autant qu’il sera en moi; et je vous engage tous à chanter avec moi.« . La partie en gras est l’élément décisif, mais doit être remis dans le contexte plus large d’une discussion sur la finalité de l’existence humaine au regard des autres créatures animées du cosmos. Simon Dürr accorde pas mal de pages à l’examen de ce texte.[↩]
- Ici « Dieu » doit être compris en un sens grec, philosophico-religieux[↩]
- Pour le texte original : « In unserem Zusammenhang bezeichnet das Wort Spiritualität unter Beibehaltung seines ganzheitlichen Charakters im Sinne des ‘vernünftigen Gottesdienst’ (Röm. 12,1s) und im Sinne des Antwort-Charakters des Rechtfertigungsglaubens ‘das wahrnehmbare geistgewirkte Verhalten des Christen vor Gott’ »[↩]