Table des matières
Pour les églises réformées, il s’agit maintenant de travailler à l’empowerment théologique des laïcs – c’est-à-dire des personnes qui n’ont pas une formation en théologie, mais qui prennent des responsabilités dans la vie de l’Eglise et qui s’engagent en elle. Mais cela vaut de fait pour toute personne qui souhaite vivre sa foi de manière publique et réfléchie.
La théologienne zurichoise Sabrina Müller a proposé un bref ouvrage (98 pages) intitulé Gelebte Theologie. Impulse für eine Pastoraltheologie des Empowerments, Zürich, 2019. Traduit en anglais chez Wipf and Stock sous le titre Lived Theology. On peut traduire le titre par Théologie vécue. Impulsions pour une théologie pastorale de l’empowerment.
La traduction du terme « empowerment » en français est compliquée ( capacitation me semble encore la meilleure, ou empuissancement). Il s’agit en somme d’une activité qui vise à renforcer les compétences, l’identité et la capacité d’action d’un certain groupe de personne.
Dans ce qui suit je me contente de résumer dans les grandes lignes les différents chapitres du livre.
Introduction
L’affirmation réformatrice du sacerdoce universel implique que chaque croyante est capable, par la lecture personnelle de la Bible, de développer de manière responsable ses propres convictions religieuses. La relation à Dieu n’est pas médiatisée par le clergé. Par Jésus-Christ chacun accède à sa relation à Dieu, indépendamment de tout autre médiation.
Sous cet horizon, toute personne est productrice de théologie. L’enjeu est pour l’Eglise de se donner les conditions pour reconnaître la productivité théologique de celles et ceux qui n’ont pas de formation « en théologie » afin de les faire participer activement à la praxis théologienne de l’Eglise – ce qui pour l’instant est complètement négligé par le travail théologique.
Cette perception du sacerdoce universel implique un changement dans la compréhension de soi des ministres, des bénévoles à l’égard de la théologie, et plus précisément à l’égard du niveau de la théologie vécue.
Sacerdoce universel et bénévolat
Sabrina Müller propose un bref parcours historique, qui va des sources du christianisme antique jusqu’aux constitutions ecclésiales contemporaines. Par le baptême et la foi, chaque croyant participe au ministère sacerdotal du Christ – ce qui prend forme notamment dans la suivance. Selon l’article 4 de la confession de foi de Barmen, le ministère est une tâche de la communauté dans son ensemble, au-travers de la diversité de ses membres. Cependant, si les constitutions ecclésiales expriment le sacerdoce universel, celui-ci n’est que peu ou pas présent au niveau du discours.
L’engagement des personnes qui ne sont pas formées à la théologie n’est pas nommé en termes de mission ou de témoignage, mais en termes de bénévolat. Le bénévolat constitue une grande partie ce que l’on appelle le capital social de l’Eglise – c’est-à-dire, les ressources qui proviennent de l’interaction avec le groupe social. Il est présent à tous les échelons du travail en Eglise, constitue l’une de ses forces d’action principale et est un argument pour la légitimité des subventions publiques du service ecclésial.
Cependant, le bénévolat n’est une expression du sacerdoce universel et de la suivance que si sa dimension théologique est explicité et activement renforcée auprès des acteurs·trices. Actuellement, la dignité propre à l’engagement bénévole n’est pas développée et exprimée dans son caractère théologique, ce qui induit un déséquilibre symbolique important au profit de la dignité « théologique » des ministères ordonnés. Ceci se reflète dans l’incapacitation de la parole théologienne des bénévoles et dans l’affaiblissement de leur conscience de leur propre participation à la tâche théologienne de l’Eglise – leur sacerdoce et leur suivance.
Cette configuration ne rend pas justice au fait que les personnes ont bel et bien une théologie qui se développe et s’exprime, sur la base de leur expérience et des discussions qu’elles engagent. Un « être devant Dieu » réfléchit et mis en discussion dans le quotidien, mais qui n’est pas signifié dans sa théologicité – alors qu’il est le lieu où prend forme leur suivance.
Pourtant les conditions contemporaines de l’individualité favorisent l’éclosion d’une maturité (Mündigkeit) et d’une dignité théologienne liée à la personne et non plus à l’interaction avec le clerc.
L’expérience religieuse et la genèse de la théologie vécue
Ici S. Müller propose sa définition de la « théologie vécue ». Lorsqu’une personne tente d’exprimer et de clarifier de manière explicite et publique son expérience religieuse, on peut parler de théologie vécue. Il s’agit d’un geste herméneutique [= interprétation ou a lieu également une production de sens], où la personne part de l’expérience vécue et tente d’en faire sens de manière publique – que ce soit par le discours, le texte, l’oeuvre d’art, ou une autre forme de communication.
La théologienne différencie la « théologie vécue » d’autres concepts, comme la religion vécu, la foi vécue ou encore la théologie ordinaire. La théologie vécue est liée à la praxis et désigne un processus constamment en cours plutôt qu’une identité ou un set d’affirmations fixes.
Elle s’ancre dans le vécu corporel et le monde vital de la personne, et se constitue à partir des expériences de contingences, un mouvement de recherche personnel ou encore les impulsions donnés par d’autres personnes, l’éducation, Dieu, etc. Müller s’inspire ici pas mal de Paul Tillich, mais aussi de Paul Ricoeur.
La relationalité, la constitution d’un savoir intuitif, l’expérience d’une libération ou d’une transformation, le sacré/Dieu, la réponse à des besoins ou encore la dynamique émotionnelle sont des éléments de ce champ expérientiel mouvant qui motive la formulation de cette théologie vécue.
Le caractère publique de la théologie vécue (analogue et digital)
Si cette théologie vécue se constitue de manière implicite dans le quotidien ecclésial, à la maison, dans les loisirs ou au travail, elle se présente en revanche de manière plus explicite dans la sphère du numérique.
L’autrice évoque ici différents thread sur Twitter, le projet Homebrewd Christianity ou encore le projet KircheHoch2. Via la production de podcasts, de capsules, d’articles en ligne, de files twitter, etc. le numérique offre des laboratoires pour la théologie vécue, en marge des institutions traditionnelles que sont les Eglises et l’académie. Ce qui se fait en numérique mène également à des rencontres « live ».
L’enjeu central est le suivant : les personnes éprouvent publiquement leur discours sur Dieu et sur leur expérience religieuse par une interaction quotidienne. Ceci les amène à renforcer leur propre capacité à parler théologiquement, en dehors du contrôle institutionnel.
Ce que l’on peut constater pour la sphère numérique, vaut aussi pour d’autres lieux (formation d’adultes, groupes de jeunes, lieux d’engagements et de services, etc.). La théologie qui se développe ici est plurielle, en évolution et pragmatique – on retient ce qui marche.
La théologie vécue comme moment de l’empowerment
La théologie vécue se fait et se développe indépendamment du contrôle institutionnelle. Selon l’autrice, à Pentecôte la force de la parole créatrice est donnée à tous et toutes. Tant que cette théologie vécue ne fait pas l’objet d’un empowerment concret, la notion de « sacerdoce universel » reste vide de sens – « une blague ».
Il s’agit donc d’oeuvrer à ce que la capacité de parole théologique soit favorisée, renforcé. Le pari posé est que ce renforcement personnel est favorable à l’Eglise et à la société. Ceci est en ligne avec une compréhension de la théologie orientée sur la communication de l’Evangile : le croyant est constitué par une parole qui le libère et qui le libère notamment à sa propre parole face à Dieu et au monde.
Des impulsions pour une théologie pastorale de l’empowerment
Le rôle des ministres du verbe divin en tant que théologien et théologienne est d’être des accoucheurs des personnes à leur théologie vécue. Une théologie pastorale – dans le contexte de la théologie pratique académique – doit donc permettre aux praticiens d’articuler de manière réfléchie le rapport entre leur propre théologie vécue et un savoir herméneutique/scientifique afin de permettre à d’autres d’accéder à leur propre parole.
Le théologien ou la théologienne de formation n’est pas porteur d’un fondement normatif, mais ouvre l’espace d’expérimentation et d’expression qui permet aux personnes de développer leur capacité de parole théologique. Le théologien et la théologienne de formation se met au service de la théologie vécue.
En ce sens, la théologie pastorale contribue à l’affirmation du sacerdoce universel en encourageant et accompagnant le développement de la théologie vécue. Le théologien et la théologienne est donc appelée à adopter une posture dialogique orientée sur les personnes et l’engagement publique de leur théologie vécue.
Cette tâche demande du temps, de l’espace de créativité et de pensée. Dans le développement actuel de la tâche pastoral, avec une multiplication des compétences et des exigences organisationnelles, cet espace et ce temps semblent pour le moins compromis.
Postface personnelle – fragment d’une prédication
Ici je traduis directement son texte qui résume bien les enjeux de son livre et de sa proposition. (pp. 89-90)
La programmatique du sacerdoce universel et de sa théologie vécue sont fondamentales pour la théologie pratique, pour la théologie pastorale et pour toute réflexion théorique sur l’Eglise. C’est non seulement ma conviction dans le cadre de la théologie pratique, mais c’est aussi ma conviction personnelle. Il s’agit que des personnes qui n’ont pas étudier la théologie, puisse être perçue et prise au sérieux comme des représentant d’une théologie vécue, de manière qu’ils prennent constitutivement part à la praxis ecclésiale et théologique. Dans la théologie vécue, c’est la pertinence de l’évangile pour la vie qui s’exprime, de manière plurielle et ouverte, avec de nombreuses facettes et parfois avec ses controverses.
La théologie vécue ne se base pas uniquement sur l’expérience. Elle est quelque chose qui arrive aux personnes et qui les transforme au coeur de leur identité. Elle n’est pas l’addition de plusieurs expériences, mais une transformation du Soi et du système de sens personnel, qui place le passé, le présent et le futur dans la présence de Dieu. De cette manière, c’est la vie qui est mise dans une autre lumière et qui prend une nouvelle signification : l’être humain comme créature de Dieu, qui vit dans la présence de Dieu. On ne se crée pas soi-même cette compréhension. Elle nous arrive et il faut de l’espace de liberté et du temps pour lui donner forme et pour l’exprimer.
La théologie vécue est la théologie qui nous arrive, dont on fait l’expérience, que l’on vit et que l’on éprouve. C’est la théologie qui soutient le quotidien, qui est présente lors des climax de la vie et qui aide à interpréter la vie, à la poser dans une nouvelle lumière. Mais c’est aussi la théologie qui reste là, dans l’obscurité la plus profonde, dans la dépression et la solitude, qui est plus que le simple désespoir. Elle peut être une lumière qui brille dans l’obscurité, bornée et opiniâtre (Jn 1,5), même là où ne la sent, ni ne la voit. Elle est accessible là où la vie est à son plus bas, dans la plainte et dans la doute. Elle ressemble à une promesse : toutes nos émotions, notre propres obscurité ou notre propre sentiment de bonheur n’ont pas le dernier mot. Derrière ce que l’on peut percevoir ou faire de manière toute humaine, a lieu un changement de perspective à la faveur de la vie.
La théologie vécue est la théologie qui, dans le quotidien, doit se mettre au service de la vie et la favoriser. Elle évolue toujours un peu avec les expériences et fait expérimenter de nouvelles interprétations au travers de la vie. En même temps, c’est la vie qui est toujours interprétée à neuf par la théologie vécue. Dans la vie quotidienne, la théologie vécue a toujours besoin d’être interprétée, comparable à la recherche d’une expression, d’un langage et d’une résonance. Elle ne devient visible que dans une vie vécue.
Cette programmatique est relationnelle. Elle a besoin de vis-à-vis, que ce soit dans l’espace numérique ou analogique. La théologie vécue a besoin d’être encouragée pour être visibilisée, et elle a besoin de l’accompagnement herméneutique d’autres prêtres et prêtresses, et dans l’idéal, de l’accompagnement d’une théologie pastorale de l’empowerment. Dans un espace de résonance relationnel, c’est une productivité théologique autonome qui devient visible : par le fait de penser, de poser des questions en retour, de réajuster le cadre, de consoler et de prier.
Cette théologie vécue est une suivance en recherche, et nécessité un accompagnement qui est lui-même en recherche – non un docte savoir (Wissende Belehrung).
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