Table des matières
Dans cet article je résume les chapitres de l’étude Semantics and psychology of spirituality qui se rapportent à la sémantique de la « spiritualité ». Cette recherche analyse le sens donné au mot « spiritualité » à travers une approche interculturelle entre les États-Unis et l’Allemagne. Fondée sur une importante base de donnée, elle interroge les distinctions entre « spiritualité » et « religion » et met en évidence l’importance que prend l’expérience personnelle dans le discours au sujet de la « spiritualité ».
Les auteurs
Cette étude est le fruit de la collaboration de quinze chercheurs et chercheuses, issus des universités de Bielefeld (Allemagne) et de Chattanooga (USA). Les figures de proue de ce projet sont Heinz Streib, expert des enjeux de la biographie religieuse et Ralph W. Hood Jr., psychologue de la religion, connu notamment pour son élaboration d’une échelle de mesure de l’expérience mystique (M-Scale).
Le projet
Le livre Semantics and Psychology of Spirituality. A Cross-Cultural Analysis (Sémantique et psychologie de la spirituality. Une analyse croisée entre cultures) compile les résultats d’une importante enquête menée sur le sens du mot « spiritualité » et les expériences associées à ce mot. Les analyses se basent sur un set de donnée de 1113 entrées pour les USA et de 773 pour l’Allemagne, mêlant données qualitatives et quantitatives.
L’un des points caractéristiques de cette étude est son ampleur au niveau des données récoltées, mais également l’approche interculturelle, qui permet de décloisonner les horizons de recherche autour de la « spiritualité » – notamment entre deux contextes sociaux (USA/Allemagne) où la culture religieuse se structure différemment.
REFERENCE Heinz Streib et Ralph W. Hood Jr. (dir.), Semantics and Psychology of « Spirituality ». A Cross-cultural Analysis, Cham, Springer, 2016.
Le cadre méthodologique (Ch. 1-5)
Pourquoi étudier la sémantique de la « spiritualité » ?
L’impulsion pour cette étude vient d’une recherche précédente sur la déconversion religieuse (ch. 2). Celle-ci a mis en avant une part importante de personnes qui, tout en ayant quitté une communauté religieuse, maintienne un lien avec la « religion » en général, et dont une partie se reconnaît comme « plus spirituelle que religieuse ». Se posait alors la question du sens et du type d’expériences associées à ce domaine qui se constitue ailleurs que dans les communautés religieuses et institutions traditionnelles1. Les études rassemblées dans Semantics and Psychology of Spirituality visent à y donner une réponse.
D’un usage pertinent de la notion de « spiritualité » dans un projet de recherche
L’introduction méthodologique à l’utilisation de la notion de « spiritualité » a été particulièrement importante pour mes propres réflexions sur la « spiritualité » (ch. 1). Elle affirme en effet deux choses qu’il faut pouvoir bien distinguer lorsque l’on s’intéresse à cette notion :
1) Du point de vue de la conceptualité scientifique (perspective étique), la notion de « spiritualité » est superflue par rapport à celle de « religion ». Les différentes tentatives, issues notamment d’approches en psychologie aux Etats-Unis, de conceptualiser la « spiritualité » comme un phénomène distinct de la « religion », peinent à offrir des distinctions claires et nettes2. Il s’agirait ici de privilégier une conception inclusive de la « religion » à l’exemple de celles développées par Friedrich Schleiermacher, William James, Ernst Troeltsch ou encore Paul Tillich, qui permet notamment de penser l’expression de la religion à l’échelle de l’individu.
Ce recadrage les amène à situer provisoirement la « spiritualité » dans le domaine d’une religiosité qui tend à s’exprimer de manière individuelle et qui est orientée sur l’expérience. La religion elle-même est compris comme la construction sociale (via rite et symbole) d’expériences de « grandes transcendances », que l’on peut interpréter à l’aide de la notion de « préoccupation ultime » (Paul Tillich) (pp. 8-14).
2) En même temps, la notion de « spiritualité » et le lexique qui s’y rapporte gardent une pertinence comme objet de recherche, puisqu’il s’agit d’une notion utilisée au quotidien, notamment pour décrire sa propre position dans le champ religieux (perspective émique) – en contraste, en opposition ou en lien avec la « religion ».
Cette distinction permet de resserrer le focus d’un travail autour de la « spiritualité » : si l’on veut s’intéresser à la « spiritualité » comme phénomène empirique, il faut alors bien saisir le sens que le mot prend pour les personnes qui en font usage. La conceptualisation théorique a priori ne suffit donc pas pour saisir correctement le phénomène lié à la « spiritualité ». C’est ce à quoi s’attèlent les ch. 6-10 focalisés sur la « sémantique » de la « spiritualité ».
Les spécificités du projet de recherche
La suite des chapitres introductifs fait une revue des enquêtes sociologiques autour de la distinction « religieux / spirituel » (ch. 3) et présente le design et les méthodes utilisées pour cette recherche (ch. 4). C’est aussi ici qu’est formulée la question initiale de la recherche :
« Que signifie être « spirituel » pour ceux qui s’identifient à cette auto-attribution ? Peut-on identifier différentes versions de la « spiritualité » ou de la compréhension de la « spiritualité » aux États-Unis et en Allemagne ? Peut-on discerner des conditions sociales, biographiques et psychologiques préalables pour être « spirituel », qui peuvent également être différentes en fonction du paysage religieux ? Pouvons-nous identifier des effets et des retombées ? » (39-40)
La description des outils utilisés et une analyse fine des statistique est une partie importante de ces études – différentiels sémantiques (Osgood), entrées libres, évaluation de la religiosité personnelle (M-Scale, ATGS), NEO Five Factor Inventory, mesure de l’attachement, Religious Schema Scale, Ryff et Loyola Generative Scale, Faith Development Interview, Implicit Association Test3. La question des spécificités des deux contextes comparés (Etats-Unis et Allemagne) et des différentiels qui s’y rapportent prend également une place importante dans ces chapitres (ch. 5).
Les auteurs relèvent que les personnes ayant participé à l’enquête tendent plutôt à être des classes moyennes-supérieures, avec un bon niveau d’éducation (p. 47). L’étude n’est donc pas représentative de la population en générale – mais elle atteint les milieux qui entretiennent un intérêt pour la « spiritualité » et qui contribuent à former le discours à son sujet.
Le sens de la « spiritualité » en perspective du sens de la « religion » (Ch. 6-10)
Ces chapitres tentent de discerner les contours sémantiques du mot « spiritualité » en faisant usage de plusieurs approches, dont la plupart se basent sur l’étude du contraste entre « religion » et « spiritualité » donné dans l’auto-description des participant-e-s.
Clarifier la relation entre « religion » et « spiritualité »
1) Analyse de la définition implicite de la « religion » / « spiritualité », que l’on peut reconstruire à partir de l’examen de l’auto-identification des participant-e-s (ch. 6). La discussion des résultats met notamment en évidence la proximité de ces définitions implicites, même chez les personnes qui se distancient beaucoup de la religion.
2) Analyse du différentiel sémantique entre « religion » et « spiritualité », établis par l’examen des associations spontanées faites par les participant-e-s (ch. 7). Ici il apparaît que le lexique de la « spiritualité » semble avoir absorbé une bonne partie du sens associée à la « religion » – la « spiritualité » semble toutefois avoir une association plus grande avec ce qui relève de la « liberté » et de la « moralité ».
3) Analyse des définitions de la « spiritualité » / « religion » données par les participant-e-s à l’aide d’une analyse de corpus (ch. 8) et d’une approche en théorie ancrée focalisée sur la « spiritualité » (ch. 9)4. L’analyse de corpus met en évidence que « spiritualité » et « religion » partagent globalement le même champ sémantique. Leur différence tient à ce que la « religion » est plutôt associée à une dimension institutionnelle et la « spiritualité » à l’expérience personnelle. L’approche en théorie ancrée permet de dégager une conception de la « spiritualité », qui s’exprime en 44 catégories. Ces 44 catégories peuvent être structurées en 10 dimensions, que l’on peut organiser en 3 axes (dimensions générales), permettant notamment de différencier les différentes descriptions subjectives de la « spiritualité » dans un même espace.
Une conception inductive de la « spiritualité »
Ce dernier chapitre (ch. 9) me paraît particulièrement important, en ce qu’il essaie de reconstruire les traits caractéristiques du discours autour de la « spiritualité » à partir du discours lui-même. La méthode en théorie ancrée essaie de générer une théorie qui se base sur les usages concrets et pas uniquement sur les préconceptions ou hypothèses élaborées par la recherche.
Je veux brièvement reprendre les éléments de cette conception de la « spiritualité » à partir des trois axes reconstruits par l’étude :
Axe I Transcendance mystique ou humaniste. Cet axe porte sur la manière de penser le dépassement de l’égo (angl. transcending). On y retrouve les dimensions de la quête d’un « soi supérieur », de l’éthique et des valeurs, l’existence d’une forme d’au-delà (intuitif et non défini), d’une vérité existentielle.
Axe II Transcendance théiste ou non-théiste. Cet axe porte sur les représentations associées à la transcendance, qui peut s’exprimer dans les dimensions d’une « connexion avec l’univers », de la religion, de l’existence d’une ou de « puissance(s) supérieure(s) », de la reconnaissance d’entités surnaturelles, d’énergies ou d’un monde invisible (ésotérisme).
Axe III Vécu religieux individuel ou dogme. Cet axe porte sur le rapport à la construction de la norme religieuse (horizon expérientiel et/ou traditionnel), qui peut se faire en opposition à la religion, ou en l’intégrant.
Un flou relatif du discours au sujet de la « spiritualité »
Le chapitre conclusif (ch. 10) tente une reprise récapitulative des ch. 6-9 en se concentrant notamment sur ce qu’on a identifié comme un flou inhérent à la « spiritualité »5. Ce « flou » bien réel dans la communication ordinaire, doit être interprété comme un flou relatif, dans la mesure où les analyses présentées dans cette section du livre ont permis de dégager les lignes générales de l’espace discursif liés à la « spiritualité ». Le « flou » s’exprime dans les 44 catégories que l’on peut dégager des définitions subjectives de la « spiritualité » : « spiritualité » peut désigner beaucoup de choses différentes, permettant ainsi des nuances importantes dans le discours, mais qui restent dans les limites d’un certain espace sémantique.
Éléments à retenir
Dans une réflexion sur la « spiritualité », il me semble important de retenir trois choses de ces 10 premiers chapitres (sur 27 au total).
- Il y a un sens à distinguer « spiritualité » et « religion » dans le langage quotidien, mais pas du point de vue la recherche empirique.
- Les sémantiques des lexiques de la « spiritualité » et de la « religion » se recoupent en grande partie – mais la « spiritualité » semble plus mettre l’accent sur l’expérience personnelle.
- Lorsque l’on parle de « spiritualité » on entre sur un terrain qui accueille beaucoup de compréhensions différentes de la « spiritualité » – mais un terrain qui montre quand même certains contours.
Deux réserves
Premièrement, ce résumé en trois points ne doit pas donner l’impression que l’on peut dégager une sémantique générale ou universelle de la « spiritualité » à partir de ces données. Les études rassemblées dans ce livre effectuent un travail de comparaison, qui implique une attention particulière aux contextes et aux différences que l’on peut observer entre eux. Mon résumé escamote cet aspect important des études.
Deuxièmement, la comparaison effectuée par cette recherche porte sur les contextes étatsuniens et allemands et non sur un contexte francophone. La sensibilité relative quant à la contextualité des données invite donc à ne pas généraliser trop vite les résultats de cette étude – au niveau de l’analyse sociologique, il faudrait éprouver les résultats acquis à l’aune d’une enquête effectuée dans le contexte francophone et sur la base d’une récolte de données qui suivrait un design méthodologique proche6.
Intérêt théologique et ecclésial de l’étude
Cette approche sociologique de la « spiritualité » permet à la théologie et à l’Église d’avoir une perception raisonnée du terrain sur lequel elles se rendent lorsqu’elles proposent un discours et des pratiques en matière de « spiritualité ». C’est là à mon sens l’intérêt principal de cette recherche. Elle donne des références pour un discours commun autour de la « spiritualité » qui va au-delà des préjugés et des poncifs généraux au sujet de ce que « la société » et « les gens » pensent et disent en matière de « spiritualité ».
La théologie et l’Église auront encore autre chose à dire de la « spiritualité » que ce que ces études sociologiques donnent à percevoir – si tant est qu’elles doivent bel et bien dire quelque chose à ce sujet. Mais en prenant au sérieux le discours ordinaire sur la « spiritualité » tel qu’il peut être reconstruit à l’aide des outils sociologiques, elles entrent sur un terrain où se négocie une réalité qui relève du commun, à l’interstice des descriptions scientifiques effectuées à la troisième personne et des récits et identifications donnés à la première personne. C’est un endroit où la théologie et l’Église sont appelées à se rendre et à s’exposer.
Pour d’autres articles en lien avec la « spiritualité » vous pouvez consulter le dossier spiritualité sur ce site.
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- Les chercheurs partent ici de la théorie des champs religieux de Pierre Bourdieu (1930-2002). Cf. l’article « Genèse et structure du champ religieux », Revue française de sociologie, vol. 12 (3), 1971, pp. 295-334.[↩]
- L’exemple ici est tiré d’un texte de référence du Handbook of the psychology of religion and spirituality (2005), de la plume de B. J. Zinnbauer et K. I. Pargament : « Religiousness and spirituality » (pp. 21-42). Ils conceptualisent la « spiritualité » comme une « recherche du sacré » et la « religion » comme « recherche de sens par des voies liées au sacré ». La distinction n’est en effet pas nette.[↩]
- Je touche ici nettement à mes limites en matière d’outillage pour les enquêtes quantitatives/qualitatives. Je suis complètement hors de mon champ de compétence pour évaluer la pertinence des outils utilisés et de la méthode…[↩]
- Sur la théorie ancrée, voir l’article en libre accès de P. Paillé, « L’analyse par théorisation ancrée », Cahiers de recherche sociologique, vol. 23, 1994, pp. 147-181 DOI https://doi.org/10.7202/1002253ar ; Voir aussi la brève présentation proposée par le Grounded Lab.[↩]
- L’idée d’un « flou » de la « spiritualité » a été mis en discussion par B. Spilka, lors d’une conférence intitulée « Spirituality. Problems and directions in operationalizing a fuzzy concept », donnée en 1993 à la rencontre annuelle de l’American Psychological Association.[↩]
- Ce n’est malheureusement pas le cas pour l’enquête (intéressante par ailleurs) de J.-F. Barbier-Bouvet, Les nouveaux aventuriers de la spiritualité. Enquête sur une soif d’aujourd’hui, Paris, Médiaspaul, 2015. Une analyse effectuée sur des données suisses permettrait peut-être un bout de comparaison, cf. Irène Becci & Zhargalma Dandarova Robert, « Selbstbezeichnung und ihre Bedeutungsnuancen. Zur Kontextsensitiven Interpretation der Bezeichnung ‘religiös’ und ‘spirituel’ in Umfragen » in Jörg Stolz et al., Religionstrend in der Schweiz. Religion, Spiritualität und Säkularität im gesellschaftlichen Wandel, Wiesbaden, Springer, 2022, pp. 33-64.[↩]