Lecture en spiritualité #5 | La spiritualité réformée

Dans son livre Reformed Spirituality. A Guide for the Believer le théologien presbytérien Howard L. Rice présente les caractéristiques de base d’une spiritualité réformée. Fondée dans l’expérience de Dieu, elle est centrée sur la prière, l’utilisation Bible et l’engagement dans le monde. Dans cet article je présente la conception de la spiritualité présentée dans le livre, ainsi que les différents éléments qui composent une spiritualité réformée selon Rice.

Auteur

Howard Rice (1932-2010) est un théologien réformé, membre de la Presbyterian Church U.S.A. – dans la pluralité des Églises presbytériennes aux États-Unis, il s’agit de celle qui défend une ligne sociale et progressiste). Il a été professeur au San Francisco Theological Seminary et a publié des livres sur le culte, la prière ou encore sur le ou la pasteur-e comme guide spirituel.

Perspective du livre et traits caractéristiques

Le livre de Rice est ancré dans la tradition réformée anglo-saxonne. Cela signifie d’une part que les textes confessionnels jouent un rôle important (Confession de Westminster, Catéchisme de Heidelberg, Confession Helvétique Postérieure) mais également les textes de Jean Calvin (1509-1564). La littérature de la tradition puritaine est également centrale, ainsi qu’un grand nombre de textes influencés par le Réveil américain – à l’exemple des écrits de Jonathan Edwards (1703-1758).

Outre des noms (peut-être) plus connus tels ceux de Gerhard Terstegeen (1697-1769) et Charles Hodge (1797-1878), il vaut la peine ici d’indiquer les femmes qui égrainent les références de Rice : Élisabeth Singer Rowe (1647-1737) – une autrice à succès issue du protestantisme anglais – et Emily Herman (1876-1923) – éditrice du journal The Presybterian, autrice de livre sur la prière et la vie de foi, proche d’Evelyn Underhill (1875-1941).

Ce livre donne régulièrement des points de repères pratique par rapport à la thématique abordée. Le but est de permettre au lecteur ou à la lectrice de s’orienter concrètement dans la manière de donner forme à sa « spiritualité ». Ces points sont accompagnés d’exemples vécus et de considérations à forte charge normative. Cela peut rebuter, mais participe d’un profilage dénominationel qu’il me semble important de connaître, si l’on souhaite s’engager dans la recherche d’une « spiritualité réformée ».

Compréhension de la spiritualité

Rice approche la « spiritualité » en partant de l’expérience de Dieu, elle-même référée à l’expérience d’un désir déçu : le désir de Dieu est lié à des moments où la vie touche à ses limites, que ce soit de manière banale ou de manière tragique. Régulièrement dans le livre, Rice indique que les situations de confort – associé ici à la classe moyenne – inhibent l’accès à l’expérience de Dieu et le désir de cette expérience.

L’expérience de Dieu est ce moment où la réalité s’ouvre à un excès, quelque chose qui dépasse ce que nous pouvons saisir dans les catégories de l’espace-temps et par nos sens. Un autre nom pour cela serait l’expérience mystique, ou aussi l’expérience du sacré.

Les formes de l’expérience de Dieu sont intrinsèquement plurielles, liées notamment à la diversité des profils de personnalité. L’enjeu est donc de discerner l’expérience de Dieu authentique au travers de cette pluralité d’expériences sans pour autant dépasser la pluralité. Il donne quatre critères pour faire ce discernement.

  • Elle est imprévisible. Elle intervient dans le cours de la vie quotidienne, sans qu’on puisse la provoquer.
  • Elle implique une forme de crainte ou de respectpar rapport à l’altérité (de Dieu) qui s’y manifeste.
  • Elle a un coût. Elle provoque un changement qui implique des renoncements.
  • Elle s’expose au regard d’un tiers. Cette expérience ne reste pas réservée à celui qui l’éprouve, mais est à offrir au regard bienveillant et critique d’autrui.

Ce qu’on appelle la « spiritualité » se constitue pour les réformés (selon Rice) en référence à cette expérience : « La spiritualité est le schéma (d’actions, de comportements : pattern) par lequel nous façonnons notre vie en réponse à notre expérience de Dieu comme une présence réelle en nous et autour de nous. » (45) Rice rapproche cette compréhension de celle de la piété telle que définie par Calvin : « J’appelle ‘piété’ ce sentiment fait d’une union de respect et d’amour qui nous attire vers Dieu dont nous connaissons les bienfaits » (Institution de la Religion Chrétienne, Livre I, § 2, pt. 1).

Une spiritualité réformée

La « spiritualité réformée » se définit moins par des contenus fixes que par les équilibres qu’elle tente de tenir dans la manière de donner forme à la vie issue de l’expérience de Dieu. Rice donne quatre équilibrages caractéristiques de la spiritualité réformée

  • entre la pratique collective (corporate) et la pratique individuelle (private) ;
  • entre l’émotion et la pensée, à l’aide de la méditation des Écritures ;
  • entre la jouissance des biens de ce monde et le soin (stewardship) de la création ;
  • entre le besoin de la relation avec Dieu et l’engagement actif envers autrui ;

Dans la suite de son livre, Rice aborde la prière, l’usage et l’étude de la bible, le conseil spirituel (guidance), l’engagement dans le monde (discipleship), la forme de la vie chrétienne, qui permet de la distinguer d’autres formes de vie dans le monde.

La prière

Rice part de l’idée que la prière est un phénomène universel. La spécificité de la prière chrétienne est qu’elle est orientée sur la relation à Dieu, avec qui elle mène à entretenir une forme de conversation. La prière a pour effet principal de nous transformer, notamment en ce qu’elle nous renseigne sur nous-mêmes.

Reprenant Calvin, Rice indique quatre raisons principales pour motiver à la prière :

  • Elle attise le désir de Dieu et de le servir ;
  • Elle nous amène à nous débarrasser à faire le tri sur des choses que nous percevons sur nous-mêmes (l’autoexamen joue ici un rôle central) ;
  • Elle nous prépare à la gratitude ;
  • Elle nous apprend à voir Dieu comme celui qui nous aime.

La prière ne garantit pas de résultats, mais elle mène à approfondir la relation à Dieu et transforme le regard que nous avons sur nous, le regard que nous avons sur Dieu.

L’étude de la Bible

Cela ne devrait étonner personne que Rice place la Bible au centre de la spiritualité réformée. La conviction est la suivante : la Bible nous éloigne des fausses conceptions de Dieu (idoles) pour nous placer dans l’écoute du seul vrai Dieu. Cette centralité de la Bible renvoie en fait à la centralité de la Parole de Dieu, que l’on peut entendre dans les Écritures, la prédication (sermon) et le témoignage vivant de Jésus-Christ lui-même.

Rice met en évidence le rôle central de la Bible dans la pratique collective, à l’exemple du culte (liturgie, prédication, chants), mais également pour l’étude personnelle, dans le sens d’une lecture dévotionnelle de la Bible développée notamment dans le puritanisme.

Cette lecture présente certaines analogies avec la lectio divinadéveloppée dans le monachisme occidental. Rice propose d’ailleurs une méthode de lecture priante de la Bible qui y ressemble tout à fait :

  1. La personne commence par se recueillir
  2. Elle lit lentement le passage, en favorisant l’imagination. On peut répéter plusieurs fois la lecture.  
  3. Elle prend un temps de réflexion et laisser jouer les associations d’idées. Il y a dans ce moment une créativité que Rice valorise. Il peut être bon de tenir un journal personnel pour accompagner ce moment – une pratique que l’on trouve aussi dans le puritanisme.
  4. La personne met le texte en lien avec sa propre situation de vie.
  5. Elle prie en lien avec le passage biblique médité, en se laissant ainsi former par lui.

Conseil spirituel (spiritual guidance)

Rice insiste sur le fait que dans la « spiritualité » on se guide mutuellement – ce qui va avec l’idée d’une correction mutuelle, placée au fondement de la discipline ecclésiastique (Matthieu 18,15-18). La pénitence et l’autoexamen doivent également jouer un rôle ici.

Dans la perspective du dialogue pastoral, Rice valorise à la fois l’importance des apports empiriques en psychologie et en sciences sociales, mais insiste aussi sur le fait de maintenir le lien avec la Bible et de faire de la place à l’exhortation théologique. Tout le monde n’a d’ailleurs pas le caractère pour pouvoir servir comme guide spirituel. C’est un service qui relève du charisme et qui demande certains traits de caractère.

On le voit : il y a une certaine normativité qui doit traverser le conseil spirituel – qui en cela est encore un peu différent de ce qu’on appelle aujourd’hui plus volontiers accompagnement spirituel. La luthérienne Corinna Dahlgrün va dans le même sens dans son étude sur la spiritualité chrétienne. La visée du conseil spirituel est in fine la croissance personnelle en Christ et vise donc un accompagnement à long terme.

Engagement dans le monde

Rice souligne le lien essentiel qu’il y a entre spiritualité et engagement politique-social (civique) dans la tradition réformée. Un investissement unilatéral de l’un des aspects au détriment de l’autre est problématique. Il y a là un enjeu au niveau de l’anthropologie théologique :

« Notre participation au Christ vivant signifie que toute vie humaine revêt un caractère sacré. L’unité de la chair et de l’esprit dans le Christ est la base pour considérer tout ce qui est humain avec le plus grand respect. Croire en l’incarnation, c’est accepter chaque être humain comme une image, même abîmée et déformée, du Christ. » (163)

Il s’agit donc de tenir un équilibre constant entre les deux aspects de la pratique spirituelle (intérieure) et de l’engagement pour autrui (extérieur). Rice identifie cinq manières dont ces deux aspects se dynamisent mutuellement :

  1. La prière peut motiver et énergiser l’engagement.
  2. La méditation clarifie notre regard sur le monde. Elle permet de sortir le nez du guidon et de renouveler le regard.
  3. Il s’agit de découvrir Dieu là où nous ne l’attendons pas.
  4. Il s’agir de rencontrer Christ dans la précarité du monde – et porter la croix de cette précarité.
  5. Il s’agit d’endurer l’épreuve et le doute, sans tomber dans le cynisme.

En arrière-plan de ces pages, on voit que Rice essaie de trouver une voie médiane entre deux mouvements au sein de l’Église presbytérienne aux États-Unis : un mouvement spiritualisant, inspirée notamment du fondamentalisme, qui réduit le salut à la piété personnelle et un mouvement progressiste, orienté sur l’engagement social, qui oublie l’enracinement de l’action en Dieu.

La vie chrétienne (discipline)

La vie chrétienne consiste à porter sa croix dans le monde. Rice suit ici le Traité de la vie chrétienne de Calvin, que l’on trouve dans l’Institution (Livre III, Chapitre VI-X). Le renoncement à soi-même est un motif récurrent dans ces pages, mais aussi la jouissance des biens que Dieu confie à ses créatures. La prise en charge de l’ambiguïté de l’expérience de la réalité (l’épreuve du réel) est centrale dans ces pages.

Une idée centrale de ce chapitre est que pour pouvoir tenir dans le cours de la vie chrétienne, il y a besoin notamment de la vie communautaire : c’est elle qui donne forme à la vie de foi et qui permet de la distinguer d’autres manières de vivre dans le monde.

Rice accorde ainsi une importance particulière à la participation au culte, aux sacrements et à la vie de l’Église en général. La pratique du don, ainsi que le respect des temps de repos (Sabbat), est également importante. C’est dans l’articulation entre pratique personnelle et collective que se décline le chemin de la vie de foi : tout ceci ne doit cependant pas être compris comme une nouvelle loi, mais comme un soutien dans le chemin qui approfondit une relation qui est toujours-déjà donnée – Rice est à ce titre critique de la manière dont la normativité chrétienne devait se déployer dans l’organisation de la vie citoyenne dans la Genève de Calvin : on y oublie trop l’assentiment personnel.

Réflexion

Un profil réformé

Avec ce livre on a affaire à une proposition de spiritualité réformée pur jus. Si on lève les yeux du contexte suisse (voir francophone et germanophone en général) et que l’on regarde ce que sont les réformés au niveau international – majoritairement marquée par la veine anglophone-presbytérienne – c’est à ce type de profil de spiritualité que l’on devrait avoir à faire – et que l’on retrouve notamment dans des propositions habituellement associées aux milieux évangéliques.

C’est une proposition de spiritualité qui se profile très clairement dans le cadre du dénominationalisme étatsunien, qui ne fonctionne pas tout à fait selon les coordonnées du confessionnalisme européen et qui peut paraître éloigné d’une perspective multitudiniste, standard pour les réformés suisses. La référence constante aux textes confessionnels réformés participe sans doute de cette distance.

Ce livre offre à mon sens un portrait nuancé de ce que l’on peut retrouver dans la théologie presbytérienne internationale, c’est-à-dire qui passe par la réception anglophone de Calvin – plus que par la théologie réformatrice zurichoise et bernoise par exemple. Elle donne un bon point de repère pour ce que l’on va trouver dans la famille réformée en termes de « spiritualité » et de sa compréhension.

Si on tente de réfléchir à ce que l’on fait quand l’on propose une « spiritualité réformée » – à l’exemple de ce que le théologien bernois Matthias Zeindler a pu proposer dans une conférence accessible en ligne (Gibt es eine reformierte Spiritualität ?)[1] – il me semble important de se positionner par rapport à ce type de proposition.

Caractère superflu du sacré

Je m’interroge aujourd’hui sur la centralité de l’expérience de Dieu pour la conception de la spiritualité présentée par Rice – qui est en somme une expérience du sacré. Elle est classique pour le monde anglo-saxon (cf. le texte de Jean-Marie Gueulette sur le sujet), mais aussi dans une théologie germanophone inspirée de la phénoménologie de la religion.

Que l’expérience joue un rôle central pour la spiritualité me semble à affirmer, mais je ne suis pas sûr que la division sacré/profane nous aide particulièrement ici – particulièrement dans un contexte réformé qui valorise le caractère quotidien, voire ordinaire, de la vie vécue dans l’écoute de la Parole de Dieu.

*

Pour d’autres articles sur la spiritualité, vous pouvez consulter le dossier Spiritualité sur ce site.


[1] Publié dans Oliver Dürr, Ralph Kunz & Andreas Steingruber, Wachet und Betet. Mystik, Spiritualität und Gebet in Zeiten politischer und gesellschaftlicher Unruhe, Münster, Aschendorff Verlag, 2021, pp. 211-223.

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