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Si l’on dit que l’être humain est un être déterminé par l’Esprit, on veut notamment dire par là que c’est un être qui existe dans et par la communication. Il s’agit là d’une intuition que je reprends de la théologie de Friedrich Schleiermacher et notamment de sa pneumatologie. Elle invite à investiguer les théories de la communication.
Dans cet article je résume ma lecture du panorama sur les théories de la communication dans Christian Gretlein Praktische Theologie, de Gruyter, 2016. Il est l’un de ceux qui a le plus développé une approche de la théologie pratique centrée autour de la « communication de l’Evangile ».
Lorsque la théologie reprend et s’intéresse à la communication, elle le fait en prenant pour ainsi dire « en bloc » la diversité des discours théoriques sur celle-ci. On peut donc en faire un inventaire, si on veut pouvoir situer sa propre compréhension de cette notion.
À ce titre je recommande la lecture du cadre théorique présenté sur la page du logiciel ContactGPS. Il donne déjà beaucoup de pistes pour penser le rapport entre religion, Eglise et communication, et montre à quel point ce thème est l’un des enjeux fondamentaux de l’Eglise au 20e et 21e siècle.
(a) Technique de télécommunication (Nachrichtentechnischer Impuls)
Claude Shannon (1916-2001) et Warren Weaver (1894-1978) développent dans le contexte de la seconde guerre mondiale les structures mathématiques qui permettent de travailler à la transmission de signaux. Il s’agit là des premiers développements scientifiques en théories de la communication.
Ils développent ainsi un schéma de la communication : Source d’informations => Emetteur / transmetteur => canal => Récepteur => But (message).
L’objectif de leur travailler est de permettre la transmissions de données, en éliminant le plus d’interférences possibles. L’accent est donc mis sur le dispositif technique, dans l’optique d’une « communication réussie », mais faisant abstraction de l’interaction humaine, de la question du sens et de l’interprétation.
(b) Intuitions tirées de la psychologie
Sigmund Freud (1856-1939) met en évidence à quel point une analyse de la communication concentrée sur la dimension consciente (au niveau du Moi) est insuffisante pour rendre compte de ce qui se déroule dans l’entretien thérapeutique. Les strates émotionnelles doivent également être prise en compte.
Friedemann Schulz von Thun est l’un de ceux qui a le plus développé en psychologie la thématique de l’intercommunication. Il a propose un carré de la communication, reprenant des éléments théoriques de Karl Bühler et Paul Watzlawick.
Chaque communication a quatre niveau de message :
- Une communication sur ce dont on parle (zum Sachinhalt)
- Une communication de soi (Selbstkundgabe)
- Une communication sur la relation entre les communicants
- Un appel à l’autre (toi à qui je parle)
Ce dernier modèle s’applique tant à l’émetteur qu’au récepteur et permet d’analyser l’interférence au sein de la communication – notamment à un niveau interculturel.
(c) Intuitions tirées de la sémiotique
La sémiotique est la science du signe. Elle s’intéresse à ce qui devient porteur de sens.
En théologie pratique, la théorie des signes d’Umberto Eco (1932-2016) a eu un impact important. Elle est reprise notamment par le théologien Wilfried Engemann. Il définit la communication comme « événement de partage (Mitteilung) et de participation ».
« Kommunikation vollzieht sich demnach durch Personen auf der Basis von Zeichen in bestimmten Situationen mit bestimmten Zielen » (p. 149-150).
La communication se développe entre des personnes, sur la base de signes dans des situations déterminées avec des buts déterminés
Praktische Theologie, pp. 149-150.
À partir de là, il s’agit de saisir les différents niveaux de codification de la communication.
Karl-Heinrich Bieritz (1936-2011) en déduit cinq niveaux de codification pour la liturgie : (i) Parole verbale (Wortsprache) ; (ii) Parole corporelle Körpersprache ; (iii) Parole tonale (Klangsprache) ; (iv) Parole par les objets (architecture, icône) ; (v) Parole sociale (Soziale Sprachen)
Ici on met en évidence également la complexité de la communication. La sémiotique s’intéresse à la signification induite par le situations concrètes de communication.
Dans la conception que présente Engemann, l’interférence est partie prenante de la communication de l’évangile, vu qu’elle se présente comme un phénomène humain. Cela se différencie nettement des approches techniques de la communications, comme le présente les sciences de l’information et de la télécommunication.
Je rajouterais à cela qu’il faudrait mettre en évidence également la reprise récente de la théorie des signes de Charles Sanders Peirce (1839-1914) en théorie de la religion, notamment chez le théologien et philosophe de la religion Hermann Deuser.
(d) Sociolinguistique
Une situation de communication a besoin d’une codification commune pour avoir lieu. On peut alors différencier avec Basil Bernstein (1924-2000) entre codes restreints et codes élaborés. Cette distinction permet d’expliquer les différenciations de classe au sein de la société sur la base de la maîtrise des codes.
Le code restreint se caractérise par des énoncés courts et souvent incomplets, faisant beaucoup usage du discours direct. Il se rapporte toujours à une situation et est marqué émotionnellement. Les réflexions sont concrètes et illustratives (anschaulich). À l’inverse, le code élaboré fait usage d’une syntaxe complexe. Il fait des formulations générales, sans rapport avec une situation concrète. Son argumentation est abstraite et comprimée sur le plan des concepts.
Praktische Theologie, p. 151.
Cette théorie est un peu dépassée. Elle met cependant en lumière la contextualité sociale du langage, des problèmes de compréhension qui peuvent en résulter. Cela a eu notamment pour effet de relativiser la domination du langage scientifique.
(e) Théorie du rite
Depuis John L. Austin (1911-1960), on constate que l’énonciation peut être comprise comme une forme d’action. Le langage est le lieu d’action. On parlera alors d’actes de langage.
En théologie, cette théorie a été décisive pour l’interprétation contemporaine des paraboles. Elle permet de rendre compte de l’appel qu’elles recèlent.
L’ethnologue Victor W. Turner (1920-1983) a constaté comment dans la communication des clans qu’il a étudié, la performance de certains actes de paroles (rituels) créent de la réalité. La présupposition de la réussite de telles performance est que les participants consentent à la vision du monde qui les sous-tend.
Cette théorie est particulièrement importante en tant qu’elle souligne « le potentiel propre à la communication de produire (sezten) de la réalité« .
(f) Théorie des systèmes
Ici c’est surtout l’oeuvre de Niklas Luhmann (1927-1998) qui est particulièrement importante.
Les systèmes contiennent une force créatrice et génèrent leur propre réalité (autopoeisis). On peut analyser la communication entre deux systèmes, mais les systèmes eux-mêmes sont des boîtes noires. La communication peut alors être présentée comme système entre les systèmes. Dans la communication l’accent porte une fois sur le partage (Mitteilung), sur l’information (Information) et sur la compréhension (Verstehen). La communication entre système ne se réduit pas à la communication entre personnes.
Luhmann s’oppose aussi à une vision technique de la communication dominée par la dimension de la communication réussie. La communication est un système autonome. Qu’il y ait parfois de la compréhension au sein de la communication, est plus improbable que probable.
La perspective donnée par la théorie des systèmes met en évidence les nombreux présupposés et les difficultés importantes qui sont liés à la communication. Ils ont leur fondement dans l’altérité réciproque des communicants.
Praktische Theologie, p. 153.
La dynamique de la communication suit ses propres règles. Elle ne peut être réduite à des facteurs extrinsèque (explication fonctionnelle). Luhmann souligne la séparation entre la conscience et la communication.
La théorie de Luhmann a été critiquée pour sa séparation entre le système communication et les systèmes communicants.
Dirk Baecker (1955) a poursuivit la théorie de Luhmann. Il a souligné à quel point la communication humaine ne dispose pas d’options déterminées pour se faire. Elle est fondamentalement ouverte, contrairement à ce que permettent les outils de communications (technique). Il s’agit « d’observer quelque chose de déterminé, dans le contexte d’une chose indéterminée, mais déterminable » (p. 153). C’est au-travers de la redondance (permanence) et de la sélection (nouveauté) que la communication se développe. Ceci a pour conséquence que la communication ne se laisse pas analyser en termes de causalité.
Manfred Faßler (1949) augmente l’analyse de la communication en matière de théorie des systèmes à l’horizon d’une théorie des media (médiologie). « Er versteht Kommunikation als Prozess, für dessen Gelingen Kapazität und Kompetenz entscheidend sind. Il comprend la communication comme un processus, dont la réussite est conditionnée par la capacité et la compétence » (p. 154) La capacité c’est ce que le système assure de lui-même. La compétence désigne les aptitudes qui mènent à des actes de communication.
(g) Théorie de l’action
Ici c’est surtout l’oeuvre de Jürgen Habermas (1929) qui ressort. Il souligne qu’il n’y a pas que de l’incertitude dans la communication (contra Luckmann). Par une approche pragmatique et universalisante il essaie de nommer les spécificités de la communication comme action.
Il distingue entre trois types d’agir :
- instrumental (orienté sur la réussite par le biais d’instruments qui permettent la mesure de la réussite) ;
- stratégique (orienté sur la réussite, en mettant l’accent sur la rationalité des agents impliqués et leur capacité de décision) ;
- communicationnel (la planification de l’action passe au-travers d’une coordination qui se tient dans l’acte d’intercompréhension).
Les deux premiers modèles présentent une réussite individuelle (égocentrique). Le troisième implique la réussite individuelle sur la base d’une situation définie de manière commune.
Habermas donne trois présuppositions de l’agir communicationnel : « que l’énoncé est vrai ; que l’acte de langage s’avère juste, à l’égard d’un contexte normatif valable (geltend) ; que l’intention de communication correspond à son expression » (p. 155)
Ce modèle exclut tout forme de hiérarchie ou de dépendance, ainsi que des objectifs ou des tactiques trop restreintes. La communication est censée se dérouler dans un espace libre de toute domination.
Le défaut de ce modèle, c’est qu’il ne rend pas compte des interférences et du caractère fracturés de l’existence humaine en modernité. Il présuppose une situation de symétrie entre les personnes qui n’existe quasiment jamais.
(h) Post-structuralisme
À l’inverse de Habermas, Michel Foucault (1926-1984) insiste sur l’ouverture à l’oeuvre dans la communication. Les sociétés génèrent des discours (Diskurs) qui visent notamment à réguler, voire à contenir cette ouverture fondamentale de la communication. La communication est formée par le pouvoir et vice-versa.
Ici, Grethlein aurait pu insérer une mention du travail qui se fait en théologie féministe, ou dans les subaltern studies. La capacité de certains sujets à prendre la parole dans des contextes qui ne la reconnaissent pas ou à travailler sur la manière de nommer les réalités est une composante importante pour les théories de la communication.
(i) Nouveau défis
Grethlein identifie une série de défis contemporains pour les théories de la communication.
- Les nouveaux media de communication viennent avec un effet de standardisation et d’individualisation. (les églises émergentes appartiennent à ce contexte)
- Il y a une distinction générationelle dans l’usage des media (digital native, digital immigrants)
- Le rôle de l’investissement des nouveaux media dans la construction de soi.
Ces points doivent être intégrés en termes de théorie de la communication.
(j) Résulats
Une analyse faîtes selon une multiplicité de perspectives présente la communication comme un événement de compréhension (Verständigung) entre êtres humains ayant plusieurs degrés de complexité
Praktische Theologie, p. 158.
Grethlein reprend ensuite en une liste de 9 points les différents apports de ce parcours des théories de la communication.
1. Dans la perspective des techniques de télécommunications, la redondance et la sélection constituent des processus de communication ;
2. d’un point de vue psychologique, il y a plusieurs niveaux à prendre en compte dans la communication, les émotions jouant notamment un rôle important.
3. d’un point de vue sémiotique, la communication génère différentes codification qui sont utilisés en fonction de situation, de buts et de personnes spécifiques
4. d’un point de vue sociolinguistique, l’influence des couches sociales, des milieux sociaux ou des styles de vie, peut être considéré comme une entrave à la compréhension ;
5. dans la perspective des théories du rite, on mettra en avant la dimension agencielle de la communication verbale, qui peut aller jusqu’à l’établissement de nouvelles réalités ;
6. sur l’arrière-fond de l’improbabilité de la compréhension, selon une perspective de théorie des systèmes, le renvoi au caractère ouvert des résultats de la communication implique leur potentiel d’innovation ;
7. pour des raisons liées à une théorie de la vérité, une théorie de l’action peut dégager la signification de cette ouverture de la communication quant à ses résultats
8. l’entrée offerte par les théories du discours rend attentif aux enjeux de pouvoirs liés à la communication ;
9. les innovations technologiques ouvrent sur de nouvelles chances et de nouveaux défis.
Praktische Theologie, p. 158.
C. Grethlein indique ensuite les implications de ces éléments pour la compréhension de l’Evangile :
Denn demnach ist « Evangelium » als Inhalt von Kommunikation keine feststehende Größe unabbhängig von der konkreten Kommunikation. Die genaue Bedeutung von « Evangelium » wird erst im Kommunikationsprozess generiert und ist grundsätzlich ergebnisoffen bis hin zur Erschließung neuer Wirklichkeit. » (p. 159)
Suivant ces points, l' »Evangile » ne peut être considéré comme un contenu fixe, qui serait indépendant de la communication telle qu’elle se déploie concrètement. La signification exacte de ce qu’est « Evangile » est générée par le processus de communication et reste fondamentalement ouverte, pouvant aller jusqu’à dévoile de nouvelles réalités.
Praktische Theologie, p. 159.
Cela ne signifie pas que le contenu de l’Evangile serait arbitraire, mais que ce qu’est l’Evangile se donne toujours à neuf et en fonction des personnes impliquée par la communication.
Pour Grethlein il y a une affirmation anthropologique fondamentale de l’égalité de tous les êtres humains qui régule l’arbitraire, et qui oriente la communication de l’Evangile sur un idéal de la symétrie. « Ce n’est que de cette manière que l’Evangile peut être communiqué : selon un sens qui reste ouvert et qui peut enrichir tout un chacun » (p. 159)
(j) Perspectives et lacunes
Lacunes
Je me rends compte en reprenant ce résumé qu’il n’y a aucune femme citée dans les références de Grethlein… je ne m’y connais malheureusement pas assez dans le domaine pour pouvoir en prendre en référence. Mais cela m’est fortement problématique, d’autant plus que la « communication » est un enjeu central des études féministes, notamment dans ses veines post-structuralistes. Il y a là un manque théorique que la seule référence à Michel Foucault ne suffit pas à remplir.
J’ai déjà signalé l’absence de Peirce dans l’article. Il y aurait aussi matière à intégrer plus directement ce qui se fait en ce moment en théorie des média, de même que dans les évolutions récentes de l’herméneutique et de la communication symbolique.
Perspectives
Dans cet article je n’ai fait qu’évoquer des théories « non-théologiennes » de la communication. Néanmoins, elles aident pour penser la portée de ce qu’on met sous le nom de « spiritualité » : si Dieu se communique à l’être humain en Jésus-Christ, c’est qu’il est entré et s’est manifesté dans et par cette grande interaction qu’est l’existence humaine dans le monde.
Les théories de la communication aident à l’explorer à l’échelle humaine, à l’habiter, voire à l’utiliser. La « spiritualité » elle-même est un acte de communication, tant dans le discours qu’elle génère que dans les pratiques qui la composent. Elle pointe en direction du fond communicationnel de l’existence humaine elle-même, dévoilé dans la communication de Dieu à l’humanité.
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- Communication Pascale (I) – La thèse
- Communication Pascale (II) – La communication de Dieu
- Communication Pascale (III) – Cellui qui nomme
- Communication Pascale (IV) – La “Spiritualité” comme lieu commun
- Communication Pascale (V) – Le problème
- Communication Pascale (VI) – Le cheminement
- Communication Pascale (VII) – L’approche