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Je pense fondamentalement que l’écoute et l’obéissance à la Parole de Dieu est compatible avec l’écoute de soi-même, de ses pensées et émotions, ainsi qu’avec l’expression de soi. Mais je pense aussi que cela ne va pas de soi.
Interpellation
Dans le cadre de mon travail de doctorat, je me spécialise notamment dans l’étude de l’oeuvre et de la pensée du théologien réformé Karl Barth (1886-1968).
Celui-ci est connu notamment pour avoir « recentré » la théologie sur la Parole de Dieu, avec une attention particulière portée sur le rôle structurant du texte biblique.
Récemment un ami pasteur à la retraite, m’écrivait la question suivante :
[C]omment concilier les choses ou supporter la tension entre le soucis de Barth de centrer les choses sur Dieu et sur le corps du Christ et d’autre part l’extrême attention portée aujourd’hui sur « ce que je pense au fond de moi-même », sur « comment je me sens », sur « mon moi profond“, sur l’individuel etc.
Une question d’un frère en Christ
Une vie centrée sur la Parole
La pensée de Barth est puissante : elle vise à remettre Dieu au centre, là où l’être-humain tend à se « replier sur soi ». Dans la foi, Dieu requiert la personne toute entière et demande à ce qu’elle s’oriente sur lui comme son seul Seigneur. Dans sa révélation, Dieu appelle l’être-humain a une vie excentrée, guidée par le témoignage qui lui est rendu dans l’histoire de la foi – celle des prophètes d’Israël et des apôtres, ainsi que de la prédication ecclésiale.
L’être-humain a pour tâche de contribuer à sa manière à l’annonce de la Parole de Dieu dans le monde, parce que Dieu lui-même s’est révélé, se révèle et se révélera en Jésus-Christ. Il est appelé à le faire en engageant toute son existence.
Forte affirmation où nous voilà tout de go impliqué dans l’événement de la révélation elle-même! Mais y a-t-il de la place dans cette perspective pour une attention portée sur nos émotions, sur notre personnalité, etc. ?
Une anthropologie holistique
De manière caricaturale, on a pu présenter Barth comme un théologien opposé à l’expérience. Je pense que c’est trop réducteur.
Il y a quelques passages de sa Dogmatique où Barth laisse apparaître les traits d’une anthropologie qui essaie de comprendre la personne humaine dans sa totalité.
Par exemple, au moment de traiter de l’écoute humaine de la Parole de Dieu, Barth accorde un long développement à la notion d’expérience. (Dogmatique, vol. 1, 1953, pp. 192-220) Lorsque l’être-humain fait l’expérience de la Parole de Dieu, c’est la personne humaine dans sa totalité qui en fait l’expérience. Sous cet aspect, Barth comprend tant les dimensions conscientes qu’inconscientes, les dimension intellectuelles et affectives, sociale et culturelles.
Ce qui est particulièrement frappant ici, c’est que cette écoute inclus également un moment de liberté du côté humain : c’est cet être-humain, dans sa particularité irréductible qui écoute et qui se laisse affecter par la Parole de Dieu. Il n’y a pas d’expérience universelle de la Parole de Dieu, mais à chaque fois des expériences personnelles, où la personne humaine se trouve saisie dans sa totalité.
S’il s’agit, lors de l’expérience de la Parole de Dieu, de la détermination de l’existence humaine, donc de l’auto-détermination de l’homme par la Parole de Dieu, il faut entendre par auto-détermination l’activité de l’ensemble des facultés de l’homme, activité qui fait de l’homme cet homme, sans qu’aucune faculté soit en principe privilégiée ou exclue.
Dogmatique, vol. 1, p. 198.
On peut également voir apparaître cette anthropologie holistique dans le volume 12, de la Dogmatique (Labor et Fides, Genève, 1961, pp. 1-120). Ici Barth développe l’articulation de l’être-humain dans la différence/unité entre l’âme et le corps.
Au sujet de l’expérience chez Barth, je recommande la lecture des pages du théologien et philosophe Anthony Feneuil, Le serpent d’Aaron, Lausanne, L’Âge d’Homme, 2015, pp. 39-233. Vous pouvez le commander directement aux éditions L’Âge d’Homme.
Ce qu’il faut dire dans tous les cas, c’est que Barth ne rejette pas les dimensions « affectives » de l’existence humaine. Elles ont une place dans sa compréhension théologique de l’être-humain – et de manière générale, il y a à parier qu’elles ont clairement une place devant Dieu.
Une existence expropriée
Mais y a-t-il une place pour l’écoute et l’expression de soi ?
Cet élément est plus délicat. Chez Barth, l’être-humain, dans la vie chrétienne, est appelé à rendre témoignage à Dieu, c’est-à-dire : à servir Dieu et le monde, l’un et l’autre et l’un pour l’autre. Mais il ne semble pas y avoir de place là pour l’attention que l’on pourrait porter à soi-même.
L’homme qui est appelé, dans la Bible, se trouve placé sous le commandement qui lui ordonne d’aimer Dieu et le prochain ; quant à l’amour de soi-même, fût-il le plus haut et le plus raffiné, il n’en n’est pas du tout question.
Dogmatique, vol. 24, Genève, Labor et Fides, 1973, p. 246.
Barth parle ici à partir du texte biblique. Mais indépendamment de savoir si sa lecture des Ecritures est la plus pertinente, il me semble que l’on voit poindre ici un trait général de la réflexion barthienne sur la vie chrétienne : elle est toujours centrée sur autre chose qu’elle-même.
Au sujet de l’expérience que l’on peut faire de la Parole de Dieu, si c’est bien la personne dans sa totalité qui en fait l’expérience, celle-ci ne peut pas dire qu’elle l’a possède. De même, la personne humaine comprise de manière holistique, ne peut pas non plus dire qu’elle se possède. L’expérience de la Parole de Dieu dépend de la foi, se donne comme toujours plus qu’une expérience et l’existence humaine dépend de l’action souveraine de l’Esprit-Saint, qui est Dieu lui-même.
Barth ne dit pas non plus que l’être-humain doit se haïr lui-même. Seulement que l’existence humaine n’est pas centrée sur elle-même, mais centrée sur Dieu et sur le monde. Dieu, le Seigneur, en Jésus-Christ, s’est révélé comme le Serviteur. « Car le Fils de l’homme n’est pas venu pour être servi, mais pour servir » (Marc 10,45a)
Le triple amour
Dans la pensée de Barth, l’expérience que l’on peut faire de soi-même n’est qu’un moment dans un mouvement plus important et plus excessif. Je pense qu’en nous rendant attentif à ce mouvement, il vise à garder l’attention éveillée sur l’amour que Dieu est, donne et ordonne au moment où il se révèle en Jésus-Christ. Cet amour est à la fois promesse et exigence.
Cependant, à l’aune de la tradition chrétienne et de la Bible, il me semble qu’il ne faille pas autant dévaloriser le pôle de l’attention à soi. Il y a peut-être ici des accents que l’on peut placer un peu différemment.
La théologienne luthérienne Corinna Dahlgrün insiste dans son ouvrage Christliche Spiritualität (Berlin/Boston, 2018) sur le triple amour comme structure fondamentale de la vie chrétienne. Dans le monde, le chrétien, la chrétienne est appelé·e à aimer Dieu et son prochain, comme il s’aime soi-même (pp. 55-57 // Cf. Mt 22,36-40 ; Lc 10,25-37 ; Dt 6,5 ; Lv 19,18)
Ecouter ses émotions, observer ses pensées, respirer et méditer, c’est écouter ses propres contradictions, tout comme ses propres cohérences (tant rigides que structurantes). Cette écoute est appelée à se faire dans un dialogue avec Dieu. Laisser cette sphère de notre existence être mise en lumière par la Parole de Dieu fait partie de l’appel lancé à l’être-humain. “Tu es mon fils bien-aimé ; en toi je trouve toute ma joie” (Marc 1,11).
C’est bien la personne humaine dans sa totalité qui est appelée à communiquer l’Evangile dans le monde. Cette communication est appelée à être une communication responsable. Se mettre à l’écoute de soi – pour un temps – c’est travailler et engager cette responsabilité.
Lorsque l’on répond à la Parole de Dieu par nos actes et nos paroles, nous le faisons de manière entière et totale – que nous le voulions ou non. C’est toute la personne qui est engagée dans cette démarche, parce que c’est toute la personne qui est renouvelée par l’action de Dieu.
Pour le témoignage et le service qu’il, elle, est appelé·e à rendre dans le monde, le chrétien, la chrétienne, doit s’exposer à la Parole de Dieu. Cela va de paire avec une attention portée à soi-même à la lumière de cette Parole : même là où la concentration semble se détourner de Dieu pour ce concentrer sur soi, on le retrouve déjà à l’oeuvre. Parce que ce soi n’existe pas sans que Dieu le veuille et le soutienne.
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