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Le pasteur comme idéologue de l’Eglise

Je me suis récemment plongé dans l’ouvrage de Profession : pasteur (Genève, Labor et Fides, 1986) du sociologue Jean-Paul Willaime. Sa définition du statut du pasteur comme clerc et notamment comme docteur (enseignant) m’a paru particulièrement éclairante pour identifier quelques éléments de ce qu’on peut appeler une crise des ministères dans les Eglises réformées. Dans cet article je résume la description proposée par Willaime du pasteur comme clerc-docteur.

La fonction du pasteur dans la dynamique ecclésiale protestante

La fonction du clerc dans l’institution religieuse

En s’inspirant notamment des théories sociologiques de Max Weber, Willaime définit le clerc de la manière suivante : il est le « permanent d’une institution symbolique à caractère militant« 1. « Permanent » doit être compris ici dans le sens d’un « permanent du parti ». Cette expression un peu ancienne désigne les membres salariés et professionnels d’un parti, à la différence des bénévoles militants. Le caractère militant de l’Eglise vient de ce qu’elle est motivée par l’expansion du message évangélique.

Dans le contexte religieux, le permanent de l’institution a notamment pour tâche de (i) présenter le divin aux fidèles (fonction cultuelle) ; (ii) assurer la transmission de l’image de Dieu entre les générations (fonction d’enseignement) ; (iv) défendre cette image dans le contexte social contemporain (fonction apologétique) ; encadrer la vie des fidèles « en veillant aux conséquences pratiques de la foi religieuse dans la vie quotidienne »2 (fonction pastorale – aide, accompagnement et aspects normatifs). Dans ce contexte, le clerc a un rôle crucial pour la pérennisation temporelle et culturelle d’une institution religieuse donnée.

Le pasteur protestant comme type particulier de clerc

Willaime propose une typologie du clerc à partir de quatre figures : le prêtre, le prophète, le magicien et le docteur. Chacune de ces figures propose une certaine forme de « présentéification du divin »3. La différence entre ces figures tient notamment au type d’autorité qu’elles incarnent. Le prêtre est dépositaire d’un charisme de fonction. Son autorité religieuse lui vient de son statut dans l’ordre collectif. L’autorité du prophète repose sur sa propre personne. Il s’auto-légitime par la révélation de Dieu dont il est le sujet. C’est par sa parole et son agir personnel que Dieu se rend présent. L’autorité du magicien vient de sa maîtrise de techniquse de présentification du divin. L’autorité du docteur vient de sa capacité à assurer la légitimité idéologique, à transmettre, actualiser et entretenir l’idéologie fondatrice de la collectivité religieuse.4

Dans l’ecclésiologie protestante, le ministère pastoral correspond au type du docteur. Son rôle est d’être interprète et proclamateur autorisé de la parole de Dieu (la dialectique entre Loi et Evangile proposant une idéologie dynamique et jamais close). Le pasteur entretient aussi une certaine proximité avec le type du prophète – c’est notamment le cas de la figure d’un Luther dans sa protestation à l’égard de l’ordre ecclésial. Les Eglises issues de la Réforme ne reconnaissent pas d’autorité première à la tradition ecclésiale (son système juridique et doctrinal), mais à la révélation de Dieu uniquement, concentrée dans les Saintes Ecritures. Mais dans le travail sur son identité ecclésiologique le protestantisme a finalement abouti à concentrer le rôle du pasteur dans la figure du docteur.

Selon l’article VII de la Confession d’Augsbourg, l’Eglise est là où « l’Evangile est enseigné dans sa pureté et les sacrements administrés dans les règles »5. Le rôle des pasteurs (ministerium verbi) est de garantir que l’Evangile soit enseigné dans sa pureté et que les sacrements soient administrés dans les règles. En ce sens, ils sont les garants de la relation de l’Eglise à son fondement – l’Evangile – lequel apparaît surtout comme un fondement idéologique6. C’est par le travail d’interprétation et de transmission du message évangélique, que les pasteurs prennent une part quasi-essentielle à l’existence de l’Eglise dans le temps, qui dépend entièrement de la relation au message fondateur.

L’autorité des pasteurs dans l’Eglise

Selon Willaime, c’est donc la dimension doctrinale qui garantit l’identité de la communauté protestante7. En ce sens, bien que les pasteurs ne bénéficient pas d’un statut spécifique au sein de la communauté – toustes sont laïcs – leur fonction ecclésiologique fait qu’ils constituent quand même une caste à part – un « ordre » – au sein de la communauté protestante. Du fait d’être dépositaire de l’autorité doctrinale-idéologique et du rôle que prend l’entretien de cette idéologie pour l’existence de l’Eglise, ils forment bel et bien un clergé distinct de la communauté fidèle. Il s’agit là d’une tension encore irrésolue de l’ecclésiologie protestante.

Willaime identifie à partir de là deux modèles de communautés protestante : (i) la communauté orthodoxe, qui se rassemble autour d’une confession de foi et qui exige de ses membres (laïcs et clercs) une pleine adhésion à celle-ci ; (ii) la communauté pluraliste qui n’exige pas de ses membres (laïcs et clercs) une adhésion explicite aux textes fondamentaux – c’est le cas par exemple pour les Eglises réformées de Suisse. Dans le premier cas, ce sont les textes de références qui donnent aux pasteurs les limites de leur travail doctrinal. Dans le second cas, le pasteur est son propre « garant idéologique : aucune autorités religieuse n’est supérieure à la sienne »8.

Dans le modèle pluraliste, tous les pasteurs sont égaux en termes d’autorité, à partir du moment où ils sont reconnus comme tel – ce qui est le rôle de l’ordination/consécration. En pratique, il apparaît cependant qu’une autre autorité régule de manière implicite la caste des pasteurs : celle de la caste des « théologiens ». En théorie, tous les pasteurs sont docteurs en matière de théologie – c’est pour cela notamment qu’ils passent par la case « université ». En pratique, il y a cependant bien des docteurs qui ont autorité sur les docteurs : les théologiens professionnels – ceux de l’université ou tel théologien à la production intellectuelle particulièrement rayonnante. Cette régulation de l’autorité théologique se fait de manière implicite et informelle. En somme, la caste des pasteurs se régule elle-même à partir de ses propres autorités internes.

Résumé

En bref, le pasteur a pour fonction d’être l’idéologue de l’Eglise. Il peut l’être parce qu’il est reconnu par la communauté comme l’interprète autorisé du message fondateur de l’institution. Dans un contexte pluraliste (comme celui de l’EERV) le pasteur n’a en théorie pas d’autorité au-dessus de la sienne. Les pasteurs forment ainsi au sein de la communauté une caste qui se régule elle-même selon ses propres règles – ce qui se cristallise notamment dans la distinction entre les « practiciens » et les « théologiens » (bien que tout pasteur est théologien).


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  1. Profession : pasteur, p. 43[]
  2. ibid., p. 48[]
  3. ibid., p. 52[]
  4. cf. Ibid., pp. 68-72[]
  5. Confession d’Augsbourg, art. VII. cf. La foi des Eglises luthériennes. Confessions et catéchismes, Paris/Genève, 1991, p. 46[]
  6. Les documents récents de la Communion des Eglises Protestantes d’Europe ont réaffirmé cela avec clarté. Cf. Amt, Ordination, Episkopé und Theologisches Ausbildung, Leipzig, 2020, pp. 127-131[]
  7. Dans le contexte catholique ce sera plutôt la dimension juridique qui assure cette identité, bien que la dimension doctrinale soit également présente[]
  8. ibid., p. 76. Voir en général pp. 72-81[]

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